L’INTRAITABLE


Sur la série photographique Nés de Philippe Bazin
Ed. Méréal, Paris, 1999

Ce moment de l’extrême précarité, du dénuement absolu, que représente la naissance, nous est ici donné dans la plus grande économie de moyens. “Nés” de quelques minutes, ces visages à peine formés sont livrés au monde comme livrés à notre regard. Photographies sans défense, à l’image de leur objet.
Pourtant, rien dans ces images ne suscite le moindre désir de protection, rien ne fait appel à l’apitoiement. Quelque chose au contraire nous en tient à distance, avec une rigueur implacable. Quelque chose qui tient au travail photographique, mais qui par là donne forme à un sentiment originaire: la puissance de l’émergence.
Comme l’image, par son irruption, fait sa place dans l’espace, ces “nés” sont en train de faire leur place dans le monde, de la manière la plus irrépressible. Ils nous obligent alors à questionner ce qui, à ce point ultime de la fragilité, fait force.

L’OBJET

1. Le brutal

Mieux vaut, face aux images dressées devant nous, écarquiller les yeux, comme on arrachait les paupières des condamnés face au soleil. Cette brutalité est incontournable, non pas mise en scène mais focalisée. C’est cette focalisation du regard de l’opérateur, qui va écarquiller celui du spectateur. Car ce que nous voyons là, nous ne l’avons jamais vu, quel que soit le nombre des accouchements dont nous ayons été acteurs ou témoins. Jamais un ?visage d’enfant ne s’est présenté à nous dans cette immobilité verticale et nue. Et pourtant ce jamais vu est, pour nous tous, du déjà vécu.
Maintenant, face aux images, c’est ce fond archaïque qui resurgit, c’est lui qu’il faut questionner. Que regardons-nous? Nous regardons qui ne nous regarde pas. Sur les trente-sept visages qui constituent la série, sept seulement ont les yeux ouverts, et aucune de ces ouvertures ne constitue un regard intentionnellement dirigé. Ce qui donc, dans tout visage, produit ce qu’on appelle l’expression, est ici aboli. Est aboli ce qui définit ordinairement le visage: sa faculté de relation à l’autre.
Privée de cette faculté-là, toute figure est évocatrice du cadavre. C’est une indécision de cet ordre qui nous rend ces photographies si difficiles à regarder. Et, dès lors que cette indécision s’objective, elle devient insupportable. Comme si regarder l’apparition même de la vie revenait à regarder la mort en face. La naissance se manifeste ainsi à nous sous l’analogie de la mort violente. Comment ne pas penser, face à cette série, à la série des fusillés de la Commune de Paris, attribuée en 1871 à Disderi? Comment ne pas penser à la série des têtes de suppliciés peintes par Géricault en 1818 pour préparer le Radeau de la Méduse ? Ces visages ont tous en commun la marque des brutalités subies: contractures, gonflement des tissus, des paupières, du nez, déformation des traits, trace des forceps, bouche béante. Ces faces meurtries pourraient être saisies dans les derniers moments d’un supplice, ou ceux qui les suivent.

2. L’en-deçà

Or la terreur qu’inspire le cadavre n’est pas seulement celle des violences endurées, c’est celle d’un irrévocable retour à la nature, d’une régression vers la matière brute. Ce qui nous terrifie en lui, c’est cet abandon de la dimension culturelle, c’est-à-dire de la dimension relationnelle elle-même. C’est ce qui, en lui, nous échappe, et le renvoie ainsi à un au-delà de la communauté des hommes, ou à son en-deçà; ce qui nous ôte toute prise sur son être-là.
Les images des nouveau-nés nous renvoient doublement à cet en-deçà: en-deçà des violences primitives d’une naissance vécue comme un arrachement; mais en-deçà aussi de ce dont la naissance les arrache: ce fond obscur et matriciel d’où la nature-même les ex ?clut pour les “jeter dans le monde”, selon l’expression de Heidegger. Mais cet arrachement n’est pas seulement naturel: il se produit aussi comme fait de culture. L’enfant, à peine arraché du ventre de sa mère, l’est aussi de ses bras. C’est ce moment que le photographe a saisi ici: moment de l’irruption brutale dans le monde des hommes, le nôtre.
Ici s’inverse le trouble, car cette part qui nous échappe n’est ni celle de la souffrance ni celle de la violence. Si les visages des nouveau-nés peuvent évoquer ceux des suppliciés, c’est seulement par les traces liées au passage, par une violence dont nous savons l’origine. En celà elles sont métonymiques de la violence que représente toute existence; elles nous renvoient à cette part sacrificielle de nous-mêmes. Part du renoncé, du subi, part du corps battu et douloureux, de la confrontation terrorisante au réel. Part qui n’est jamais abstraite, métaphysique ou psychologique, mais toujours incarnée, marquée sur le corps. Ainsi, par un processus hystérique au sens originaire du terme, le visage des nouveau-nés spatialise ce temps de la souffrance qui est le moment du passage. En celà, ils réitèrent notre propre expérience vitale et s’inscrivent dans sa continuité.

3. L’inintelligible

Mais ce que nous pouvons identifier par les marques, nous ne pouvons le retrouver dans l’expression. L’image nous rend visible une histoire, mais elle nous met face à l’invisible d’une temporalité. La plus terrible violence que ces images nous fassent n’est alors pas ce qui nous les rend sensible, mais ce qui nous les rend inintelligibles. Ce n’est pas la trace des violences qui nous fait violence, mais l’impossibilité où nous sommes de nous représenter sur quoi elles ont fait fond. La “part maudite” selon Bataille n’est pas celle de la douleur, mais celle de l’insondable.
Chacune des séries jusqu’à présent photographiées par Philippe Bazin (celle des vieillards, celle des adultes fous, celle des prisonniers, celle des adolescents, celle des proches) renvoyait toujours à cette part du mystère de l’altérité en-deçà de la représentation sociale. En toutes, à des degrés divers et sous des formes diverses, le geste photographique était transgressif: transgression de la dimension relationnelle pour provoquer un face à face immédiat avec le primitif en l’autre. Pour toutes, le face à face supposait cette dynamique transgressive.
Ici, la violence vient de ce que cette transgression de la relation est elle-même absente: le face à face avec l’origine est sans intermédiaire. Cet affrontement au mystère, nous ne pouvons pas même y reconnaître le mystère qui est en nous, mais seulement l’affrontement irréductible au tout autre. Le seul élément qui puisse y faire écran serait alors justement la trace des brutalités physiques. C’est elle qui, paradoxalement, rend les images présentables en les présentant comme manifestation de quelque chose de dicible. Mais, en-deçà de la trace, il y a l’indicible. Cet indicible ne fait pas image, il constitue le substrat même de l’image, ce qui lui donne lieu d’être.

4. La dépossession

L’indicible, c’est ce que dans l’image nous ne reconnaissons pas. Ce pour quoi nous sommes obligés de recourir à des équivalents...qui ne sont que des expédients: “Il a l’air pensif”, “On dirait qu’il sourit”, “Celui-là semble en colère”, “Celui-ci paraît soucieux”. C’est l’expédient de l’anthropomorphisme. Mais l’expression du sentiment, et le sentiment lui-même, ne sont que des effets de culture. Dans ces formules s’interprète comme signe psychologique ce qui n’est que de l’effet physique. ”Cette interprétation nous permet d’expédier ce qui face à nous ne peut justement pas faire signe, et qui cependant fait présence. Présence obsédante qui ne peut se réduire à aucune interprétation: la violence que nous font ces images, c’est de nous déposséder du pouvoir de les lire.
Mais, en nous ôtant ce pouvoir-là, elles nous ôtent aussi celui de les incorporer. Si toute interprétation anthropomorphique est en effet nulle, c’est que ces visages n’appartiennent pas à la catégorie de l’ “anthropos”, autrement dit de l’humain: l’indicible est ce qui en eux ne relève pas intégralement de l’humanité. Et cet indicible est un inavouable, que seul le travail du photographe est susceptible de montrer.
Devant les bébés en effet, le premier mouvement est toujours celui de l’incorporation: tendre la main, toucher, tester les réactions. Intégrer dans la grande famille des hommes par une attitude d’appropriation. C’est de cette manière que nous apprivoisons le tout autre, c’est ainsi que nous avons nous-mêmes été apprivoisés, approchés par le corps, incorporés à la famille humaine. Et définitivement culturalisés.
C’est ce mouvement de l’incorporation que le geste du photographe suspend ici. C’est sur lui qu’il pose un interdit temporaire dans le réel, mais rendu définitif dans l’image. Il dit “N’y touchez pas!” et nous oblige à regarder; il dit “N’approchez pas!” et nous contraint à la distance. Distance de la prise de vue, mais aussi distance paradoxalement augmentée du recadrage, de l’agrandissement, du renoncement à la couleur.
Face au nouveau-né, le geste du photographe nous tient, dans tous les sens du terme, en respect. Et en celà, son appareil n’est pas seulement un objectif, mais une arme dissuasive braquée sur le spectateur.
L’opérateur potentialise ici la violence que nous inflige son sujet, violence mystérieuse de l’a-culture. Il nous oblige, nous hommes, au respect face à ce qui pour nous est le moins: immédiatement humain, le plus en-deçà de l’identification. Il se fait complice de cette irruption originelle du tout autre en la pérennisant par l’image.

L’ACTE

5. Le montrable

Le langage photographique subvertit en celà la proposition logique de Wittgenstein: “Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire”, en un décisif: ce qu’on ne peut pas voir, il faut le montrer.
Mais pourquoi montrer ? Il y a, en réponse à cette question, une dimension obscène du reportage de guerre, qui ne nous donne à voir que l’écume du réel: sa dimension anecdotique et spectaculaire. L’exposition des chairs massacrées n’est pas plus mystérieuse que celle des chairs en copulation; elle suscite le même voyeurisme et renvoie aux mêmes mécanismes de fascination et d’obnubilation. Le travail de Philippe Bazin donne exactement la réponse inverse: au plus près de la chair du visage, toute obscénité est abolie parce que ce qui est montré est en-deçà de ce que l’on peut voir.Il ne peut pas y avoir de fascination là où il n’y a rien à voir, et cela impose entre la photographie et le spectateur une distance infinie. C’est précisément parce que cette photographie interdit toute position voyeuriste, qu’elle convoque à un véritable regard.
De même que la véritable violence de ces visages n’est pas celle qu’ils ont subie, mais celle qu’ils nous font en dressant leur mystère face à nous, de même le véritable héroïsme du photographe n’est pas dans le danger physique où il se jette (face aux nouveau-nés, on peut supposer qu’il est relativement réduit), mais dans l’obstination qu’il met à traquer indéfiniment ce qui nous échappe, à capter ce qui se dérobe à nos yeux pour l’affronter à notre regard. A affirmer ce qui ne peut s’énoncer que par la négative, et que Roland Barthes désigne dans La chambre claire comme “l’Intraitable”.

6. L’intraitable

L’intraitable, c’est ce qui vient produire une irruption violente dans la convention de l’image, opérant ainsi un passage du “point de vue du plaisir” au “point de vue de l’amour et de la mort”. Barthes l’introduit à partir d’une dimension autobiographique: celle de la mort de sa mère. Mais toute naissance, qui nous extrait de la matrice pour accomplir le cycle des générations, n’est-elle pas aussi une mort de la mère?
Face à l’objectif, ces nouveau-nés sont seuls, exposés pour la première fois, c’est-à-dire pour la première fois reconnus dans toute leur singularité, à l’instant même de la première et décisive séparation.
Les photographies montrent, par une véritable émanation du référent, cette mort à la vie matricielle, présentant ainsi les traces du dernier combat qu’elle a livré, son agonie.
Mais alors, ces traces elles-mêmes ne nous apparaissent plus comme celles des violences subies, mais comme celles des blessures gagnées au combat : ce qui nous fait face, c’est la puissance d’une vitalité qui vient d’échapper à l’obscurité pour entrer dans le visible, c’est la force d’une vie transmise par la matière de l’image. La violence n’est plus celle des coups et des marques, c’est celle d’un vouloir-vivre qui ne contamine notre regard que parce qu’il est aussi inscrit en nous, comme le “punctum” d’une blessure qui est la puissance roborative de “l’Intraitable”.

7. La résistance

Barthes affirme au début de La Chambre Claire :
“J’ai été saisi à l’égard de la photographie d’un désir ontologique”.
Désir donc de remonter à l’être des choses, à leur essence, ce qui ne peut être ni divisé ni analysé, ni même réduit à l’ordre du discours: l’ontologique est en-deçà de toute logique, en-deçà de tout langage. Il est ainsi hors d’atteinte; impossible à soumettre, impossible à entamer, impossible à réduire.
L’ontologique, comme essence des choses, c’est précisément “l’Intraitable”.
L’intraitable est donc ici ce qui fait résistance, et ce terme même est si riche qu’aucune définition ne peut l’épuiser. Surtout, il désigne une étrange corrélation entre le travail de l’opérateur, son médium et son sujet.
Ce qui blesse dans l’image est en effet ce qui résiste à l’identification, mais aussi ce qui résiste au passage du temps. La photographie, comme arrêt sur image, exécute d’abord un geste de suspension du temps: celui qui permet d’inscrire le “ça a été”. L’image est ce qui résiste au flux incessant de la temporalité, se fixe à contre-courant de l’écoulement. Ce faisant, elle offre occasion de saisir. Mais ce que ces images de nouveau-nés nous donnent occasion de saisir est, par définition, insaisissable. Ce face à quoi nous mettent ces photographies, c’est donc très précisément une force de résistance manifestée dans toute sa vitalité primitive. Le processus qui fait image (l’impression chimique qui résiste à l’effacement du temps) est le même qui fait émergence dans la vie rendue visible par la naissance, transformant la production des images en métaphore de ce qu’elles prétendent représenter: la naissance comme résistance à la disparition, comme effort incessamment renouvelé contre le néant.

8. La série

A cet égard, la diversité de ces trente-sept visages fait manifeste. Cette série est la seule dans l’oeuvre de Philippe Bazin où soient exposées toutes les figures qui ont fait l’objet d’une prise de vue . Pendant une certaine période du mois de septembre 1998, à Maubeuge, l’émergence de trente-sept vies a été reconnue et captée: “ça a été”.Le personnel d’un service de maternité s’en est fait complice et les parents ont donné leur accord.
Mais, face au photographe, chacun de ces trente-sept visages, se manifestant dans sa singularité, s’inscrit dans une série qui échappe au repérage familial autant qu’au repérage social, et même au repérage sexuel. Ce qui fait résistance ici, c’est cette identité d’un vouloir-vivre impossible à canaliser, affirmé dans l’individualité mais présenté dans la multiplicité.
Chacun était seul face à l’objectif; mais ce qui fait oeuvre, c’est que chaque singularité inscrit son acte de résistance dans une intention pour laquelle le nombre fait force: la résistance se dit dans le principe même de la série.
Ainsi, dans ces photographies, ce qui échappe à la communauté culturelle des hommes se dit dans leur collectivité organique et originelle. Ce qui fait force est moins alors la réalisation des images que leur collection. La valeur esthétique de la série se confond avec sa valeur sémantique, car le regard ne peut égrenner ces diversités que sous la forme d’une collectivité: l’intraitable devient ici ce qui fait front dans la sérialité d’une détermination à être.
Ces bouches largement ouvertes sur des cris que l’on n’entend pas, la série même semble les faire participer d’un cri multiforme mais unique. Ce qui fait série, c’est donc précisément ce qui fait humanité dans ces visages pourtant impossibles à réduire à l’ “anthropos”.

9. L’épopée;

La série qui nous fait face, redressée et projetée vers nous, prend ainsi valeur héroïque au sens originel: elle s’inscrit dans la dimension archaïque et fondatrice des Chansons de geste. Ce peuple des nouveau-nés qui surgit de l’ombre désigne la vie comme épopée, saisie dans toute la variété des attitudes et la communauté d’un combat identique. La série manifeste cette dimension polémique de l’existence par laquelle l’intraitable apparaît comme figure du combattant. Celle du Coriolan de Shakespeare, sortant du combat tuméfié et couvert de sang. Celle aussi des images cinématographiques d’Abel Gance ou d’Eisenstein, plans rapprochés sur des individualités caractérisées, dont la série fait meute.
De la part ontologique de l’intraitable à la part épique de l’intrépide, de la statique de l’icône à la dynamique du cinéma, la série des nouveau-nés nous oblige à interroger l’ “epos” comme forme même de l’art.
“Epos” désigne originairement ce qu’on exprime par la parole, mais une parole qui la valeur fondatrice d’un discours sur l’acte. Discours qui donne à l’acte son sens: lester l’acte du poids de la parole, c’est inscrire dans le définitif ce qui n’a eu que valeur transitoire, c’est décréter le “ça a été”.
Le “ça a été” de l’épopée n’a cependant pas valeur historique, mais valeur mythique: il magnifie le passé en exaltant l’idée de lutte, d’aventure collective. L’épopée ne prétend pas dire le vrai, mais ordonner le réel dans le sens de l’énergie.*

10. L’énergie

Si la série des nouveau-nés atteint, par sa dynamique spécifique, une dimension épique, c’est de fait toute l’oeuvre de Philippe Bazin que l’on peut considérer dans cette dimension. Elle sérialise en effet, à tous les âges et dans tous les états, cette énergie irrépressible de la figure humaine comme puissance de résistance et d’affirmation. Elle en sérialise aussi les représentations façonnées dans la matière (la série des Bourgeois de Calais d’après l’oeuvre de Rodin, ou celle du Philosophe d’après l’oeuvre de Dietman). Elle sérialise enfin la production critique de ses lieux d’expression culturelle (la série des chantiers de musées).
S’il y a donc bien une spécificité du “ça a été” photographique (ce que Barthes appelle le “certificat de présence”), il ne s’en inscrit pas moins dans la tradition humaine du “ça a été” fondateur de l’acte par le langage, qui ne peut reconnaître la dignité de l’existence que par sa représentation. C’est en celà que se dit la fonction essentielle de l’acte esthétique: que l’humanité ne puisse avoir accès à elle-même qu’en tant que produit d’une oeuvre.
Cette dimension épique trouve cependant aussi dans le travail de Philippe Bazin sa propre inversion. Et, à cet égard, dans l’imaginaire médiéval, les têtes grimaçantes des nouveau-nés, autant qu’aux chansons de geste, nous renvoient aux gargouilles des cathédrales. Ces faces de bébés sont des faces de Janus, double face de l’héroïque et du grotesque, de la puissance et de la grimace. Dualité constitutive de l’humanité elle-même, mais que la photographie expose à l’évidence.
Loin des délicatesses sensuelles et lénifiantes de l’angelot baroque, la gargouille médiévale produit cet effet révulsif et comique à la fois, déployant l’humain dans la figure du monstrueux. Mais le monstrueux n’est rien d’autre que ce qui nous est montré de nous-mêmes dans l’apparence de l’autre.

L’IMAGE

11. La modernité

Il existe bien une logique de l’altérité dans sa dimension non relationnelle, et ces images la mettent en oeuvre. Il existe aussi une logique de l’arrachement, et ces images l’éclairent. C’est une logique de la séparation, du renoncement à l’utopie fusionnelle, qui s’origine dans cet acte fondateur que constitue naître. Cette logique de la séparation, logique clarifiante, est en celà moderne.
La modernité ne consiste en effet pas à réduire le réel à l’empire du rationnel, mais à mettre en lumière aussi ce qui n’y est pas réductible. Le partage des ténèbres et de la lumière fait jaillir l’évidence qu’il y a bien un en-deçà du rationnel. Toute l’entreprise psychanalytique en témoigne: elle livre à l’évidence un inconscient dont la logique échappe à l’emprise de la raison. L’obscur mis en lumière est reconnu dans ce qui le distingue, dans ce qui en fait même un principe distinctif, une détermination du clair. Ce que les photographies des nouveau-nés éliminent radicalement, c’est donc seulement la confusion; et c’est en quoi le choix du noir et blanc fait acte: il impose l’évidence.
L’unique continuité de la tradition moderne, dont ce travail peut intégralement se réclamer, est sans doute celle du refus de l’indistinction, au nom duquel si les mots ont un sens, les images en ont un également.
Mais c’est par ce moyen paradoxal du refus de l’indistinction, que peuvent être révélées les ambivalences. En faisant saillir la matière des visages, Philippe Bazin montre paradoxalement tout ce qui, dans l’émergence de la vie, n’est pas réductible à l’étendue; tout ce qui, dans le corps, suppose un en-deçà de la matière du corps; tout ce qui ce qui rend l’interprétation mécaniste impuissante à déterminer l’existence.
Son travail met ainsi en lumière ce qu’il y a d’obscur dans ce fond primitif de l’homme, au moment même où il émerge à l’existence. Et la photographie en passe par cette reconnaissance de l’obscur.

12. La saillance

C’est donc l’image entière qui fait saillance, et non pas simplement l’objet. Image qu’on interroge sur toute sa surface, et dans laquelle le sens n’est pas donné par le détail, mais par le rapport des lignes et des volumes. Image d’où l’effet spectacle est aboli, et qui ne peut être saisie que comme totalité. Image moderne en celà, parce que tout y concourt à la lisibilité, dans une cohérence que l’intuition fournit de manière immédiate, mais dont l’évidence suppose un regard prolongé.
Il y a plusieurs niveaux de lisibilité des photos de Philippe Bazin, dont aucun n’épuise le sens, et dont l’auteur lui-même ne peut avoir la solution complète. Mais à chacun de ces niveaux, c’est l’image tout entière qui est convoquée; et à chacun, ce qui fait mystère n’est pas dans l’indistinction, mais au contraire dans l’évidence de l’intraitable.
A cet égard, les photographies de chantiers procèdent rigoureusement de la même démarche que les photographies de visages: démarche reconstructrice ordonnée autour d’une béance.

13. Le redressement

L’effet de redressement qui désigne les chantiers est le même qui verticalise les visages, comme une matière dont même la dimension éparse est intégrée dans une logique du signe, un refus de l’abandon. Ce saisissement de l’image, comme ressaisissement de la matière, est une lutte contre l’entropie, une entreprise volontariste d’édification du réel, dont les sujets (le chantier, la naissance) ne sont qu’autant de métaphores.
Que ce refus de l’abandon se soit d’abord signalé par les photographies de vieillards saisis dans les lieux mêmes de la dénégation, ne fait que mettre en évidence la stricte traduction esthétique d’une volonté qui est d’abord éthique, et donne à l’oeuvre la forme même de son intention.
Cette intention clarifiante du ressaisissement se dit aussi dans ces images par leur limpidité. C’est elle qui, les rendant lisibles, les renvoie toujours à la force de l’évidence. Paradoxalement, l’effet de redressement, qui constitue la dynamique de l’image, nous met toujours face à une représentation statique, comme arrivée à l’acmé du mouvement, et saisie dans cet arrêt. C’est cette limpidité de l’image, son impeccable clarté, qui désarme le regard, devant une matière fluidifiée qui accroche les reflets comme une transparence. Le regard capté par la lumière est ainsi recentré inlassablement par l’effet du cadrage carré, qui lui interdit de se dévoyer. Dans la production de l’image, une telle limpidité n’a rien d’immédiat: elle est l’aboutissement d’un long travail d’élimination, d’épuration de toute dimension narrative, dont le recentrement sur la nature du visage est emblématique dans les photographies des nouveau-nés.

14. La provocation

Le travail de Philippe Bazin donne ainsi des armes face à ce qui, dans le réel, désarme: le fatalisme de la soumission. C’est pourquoi ces faces de nouveau-nés, évidemment à l’opposé d’une ode lyrique aux joies de la naissance, n’en constituent pas pour autant une icône de l’effarement. Rien dans ce travail ne nous livre jamais des attitudes désemparées, et rien n’y désempare non plus le regard.
Le sujet de Philippe Bazin est toujours un sujet valorisé, poussé vers la lumière, dans l’attitude provocante d’une revendication de présence dont la position esthético-éthique du redressement est la manifestation. Cette dimension provocante de la simple présence est précisément ce qui permet, dans ce travail, d’échapper au piège du misérabilisme auquel les sujets choisis (vieillards, adultes fous, nouveau-nés dans la précarité de leur apparition, jeunes gens dans l’indécision de l’adolescence) pourraient se prêter.
Là où sont visibles la souffrance, le mal-être ou l’abandon, ce n’est jamais sous la forme plaintive d’une position de victime, mais sous la forme affirmative de l’affrontement à la présence . Dans ces lieux de l’incarcération que sont, à des niveaux différents, les hospices et les asiles, les prisons, les hôpitaux et les écoles, Bazin taille des ouvertures à la mesure du visage humain. Dans ces lieux de l’occultation, il restaure une visibilité; et ce qu’il rend visible n’est jamais une déchéance, mais toujours une force. La revendication du photographe y est toujours complice de celle de son sujet: c’est celle d’un accès à la dignité. Ce que montre l’objectif, c’est la puissance d’une tension à l’encontre radicale de la ruine ou du déchet. Mais cette puissance ne se manifeste que chez les êtres les plus fragilisés, les plus socialement démunis, les plus concrètement faibles. Il y a derrière ce travail une stratégie d’Arsène Lupin: inverser l’ordre de la reconnaissance sociale, s’introduire dans les lieux du pouvoir et de la claustration pour restituer aux faibles ce qui n’appartient qu’aux forts, la manifestation de la présence.
Le travail de Philippe Bazin utilise ainsi le “ça a été” à la mise en évidence de son contraire: il dresse, à l’encontre du fait accompli, l’énergie du potentiel, et se place toujours du côté non de l’être, mais du devoir-être. Il met en évidence ce qui, pour n’être pas réalisé, n’en apparaît pas moins comme une disposition fondamentale, un en-deçà susceptible d’accéder à la visibilité. Il dépasse ainsi la photographie-constat pour poser une photographie en acte, acte d’émancipation qui concerne aussi l’humanité comme totalité.

15. Le sublime

Ces images appartiennent dès lors à une typologie esthétique qui constitue un au-delà de l’art, celle-là même que Kant, dans la Critique de la Faculté de Juger, désigne sous le nom de sublime . Le sublime n’est ni le fait de l’art, ni le fait de la nature, mais le fait du regard porté sur la nature. Trente-cinq ans avant la première photographie, la conception du sublime chez Kant en désigne une fonction spécifique, fonction esthétique et pourtant non réalisée dans l’art: confronter l’homme à la puissance de la nature dans un au-delà de la perception physique. C’est pourquoi les images des “nés” s’inscrivent dans une dimension cosmique: l’ordre cosmique est cette nature inaccessible dans sa totalité, nature au-delà des limites du sensible .
Cette nature, éprouvée comme force dans sa représentation (océans, gouffres, chaos rocheux irréductibles à l’ordre de la mesure, dont l’écarquillement sur la face humaine est ici une autre figure), a le pouvoir de communiquer sa force au regard. Elle suscite ainsi l’expression de l’enthousiasme par ce que Gilles Deleuze, dans Critique et Clinique, qualifie de “tempête à l’intérieur d’un gouffre ouvert dans le sujet”. Est sublime ce qui fait résistance au savoir en dynamisant la résistance de l’être. L’épreuve du sublime n’a donc rien ni d’écrasant, ni, a contrario, d’apaisant, elle est dans son essence même totalement roborative, et Kant la rapporte à l’analogie de la guerre:

“En ce sens, la nature n’est pas considérée comme sublime dans notre jugement esthétique dans la mesure où elle engendre la peur, mais parce qu’elle constitue un appel à la force qui est en nous”.

Cette contamination du spectateur par l’objet de la représentation est précisément ce qui caractérise l’essence de la photographie,et plus particulièrement l’intention même de ce travail sur le temps d’échappement qu’ est celui de la naissance: temps de la “nature brute”, que le regard du photographe fait entrer dans la dimension terrible du sublime.
C’est en nous mettant face à la bave, aux sécrétions, au sang, aux pilosités mouillées, à la peau couverte encore des matières de la vie intra-utérine, que le travail de Philippe Bazin nous introduit à cette violence du sublime dans laquelle raison et sensibilité s’affrontent.
Ce faisant, il désigne aussi le photographique comme un en-deçà du pictural, comme ce qui, dans l’esthétique, échappe à l’intention artistique pour se construire autour d’une béance originaire.

La force communiquée par l’image renvoie ainsi à son sujet, et fait du geste photographique un geste de rupture.
La même rupture par laquelle le nouveau-né fait irruption dans le monde, la même par laquelle la nature nous pousse hors de la matrice, la même par laquelle la culture nous arrache à la nature par la violence de l’éducation, la même par laquelle nous nous arrachons de cette éducation pour naître enfin à nous-mêmes. Ruptures constituantes, qui ne construisent l’identité qu’à partir de l’impossibilité de la fusion.
Dans ces images des “nés”, où la différence sociale est intentionnellement réduite à l’indifférenciation, c’est de ce fait l’indifférence sociale qui est réfutée par l’irruption de la singularité.Par l’intraitable en nous.
Si les photographies de Philippe Bazin sont humanistes, c’est donc à l’encontre du sens affadi de ce terme (celui d’une philanthropie bienveillante qui conforte les tabous), mais dans son sens le plus rude: celui d’un questionnement obstiné sur notre rapport constitutif, naturel et culturel, à la violence du monde. Sur la manière dont, face à elle et construits par la force originelle de la résistance, nous émergeons.

© Christiane VOLLAIRE