L’usage des murs


Pour « Libres papiers »
Site du Sujet dans la Cité
Novembre 2016
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En quoi un certain concept de l’esthétique peut-il jouer un rôle politique déterminant ? En quoi donc les représentations ne sont-elles pas seulement symptomatiques, mais performatives ? En quoi le symbole, parce qu’il produit du sens, produit-il, pour cette raison même, du réel ? En quoi le réel n’est-il opérationnel que parce qu’il fait sens ?

En Irlande du Nord, les murals de Belfast ne cristallisent pas seulement la partition entre « catholiques » et « protestants ». On peut en effet les interpréter du strict point de vue théologique de régime des images, ou de ce que Marie-José Mondzain appelle leur « commerce » (la distribution qui régit leur production, leur circulation et ce qu’elles transmettent), et on y lit alors la partition entre un régime iconolâtre et un régime iconoclaste : du côté catholique un foisonnement incessant de couleurs et de formes, une émergence créative par laquelle elles se recouvrent les unes les autres, ou s’engendrent l’une l’autre, à la façon des murales sud-américains. Et du côté protestant, au contraire, ce qu’on pourrait interpréter comme une raideur et une pauvreté, un système répétitif et sans invention, mis à l’étroit dans un formatage rigidifiant : non pas des peintures qui font irruption, mais des panneaux préfabriqués qu’on vient clouter sur les murs, avec de longs textes explicatifs qui s’apparentent davantage à une démonstration qu’à la production d’une œuvre.

Mais en outre, ce qui s’affiche ici n’est pas simplement un régime théologique de rapport à l’image, c’est aussi la cristallisation de ce régime dans des usages radicalement opposés. Car ce qu’on appelle « catholique » ici signifie tout simplement la revendication sociale des « sans-part », tandis que ce qu’on appelle « protestant » signifie au contraire une volonté militariste de discrimination. Non pas le protestantisme d’un militant irlandais comme Theobald Wolfe Tone, avocat d’origine protestante qui, à la fin du XVIIIème, préconisait la reconnaissance des droits et l’égalité sociale entre catholiques et protestants en prenant pour modèles les révolutionnaires français ; mais un protestantisme qui s’inscrit au contraire dans la tradition coloniale du militarisme et de la violence oppressive, tel que pouvait l’incarner, au XVIIème siècle, la politique de conquête de Guillaume d’Orange. De celui-ci se réclame le mouvement orangiste proche des théories fascistes, dont un représentant emblématique était Ian Paisley, fondateur en 1986 du groupe paramilitaire Ulster Resistance, devenu Premier Ministre d’Irlande du Nord en 2007 et mort en 2014.

Les « catholiques » sont ici clairement proches de ce que pouvaient être, sur le continent latino-américain, les théologies de la libération (opposées à l’autoritarisme centralisateur du Vatican) : un foisonnement esthétique du monde latino, qui n’est pas le baroque autoritaire et triomphaliste de la Contre-Réforme, mais bien plutôt le baroque populaire de la créativité collective.
En face, de l’autre côté du mur, les « protestants » ne sont pas les représentants de ce monde de juristes et de théoriciens qui posent les fondements d’une démocratie égalitaire et participative, née en France de l’opposition aux dragonnades de Louis XIV qui font suite à la révocation de l’Édit de Nantes ; mais au contraire les défenseurs armés d’un pouvoir pyramidal et autoritaire, revendiquant la politique de colonisation britannique des terres dont leurs représentants sont les héritiers. Là où les murals catholiques s’affichent, du point de vue international, clairement pacifistes, anti-racistes et pro-palestiniens, les panneaux protestants glorifient la guerre de Boers, les conquêtes du Commonwealth et la politique israélienne d’appropriation des terres.

Se réalise ainsi, de chaque côté d’un mur qui divise Belfast, une esthétique murale qui fait du mur à la fois une ligne politique de division et de démarcation, et un espace esthétique d’affichage et de proclamation. Et de chaque côté se déploie, dans sa forme esthétique, un oxymore politique. Du côté « catholique », la revendication corrélative des traditions celtiques ante-chrétiennes (Bobby Sands, mort dans les prisons britanniques de Thatcher de la plus célèbre grève de la faim en 1981, était un poète et musicien de harpe celtique) et du droit naturel issu du monde anglo-saxon à l’origine de l’idéologie des Droits de l'Homme (dans la lignée anti-esclavagiste du puritain John Brown aux Etats-Unis) ; du côté « protestant », une idéologie qui s’apparente clairement à la violence fasciste de l’Opus Dei issu du régime catholique franquiste en Espagne.

Comme toujours, l’appartenance religieuse n’est ici que le mode d’appropriation d’une fonction politique et d’un rapport au pouvoir, que la présence du mur cristallise dans sa double fonction de partition politique et de manifeste esthétique. Et sans doute doit-on penser les murs contemporains comme la manière dont une esthétique populaire peut subvertir la violence de la partition politique en espace de revendication. À cet égard, l’indigence (réduite à l’esthétique funéraire de la décoration militaire et au pavoisement codé des drapeaux) des murals du quartier protestant de Sandy Row à Belfast - par opposition au foisonnement pictural du quartier catholique de Falls Road réclamant la libération des prisonniers politiques - nous dit aussi quelque chose de l’autocastration symbolique produite par une volonté de violence revendiquant la discrimination comme valeur.