LA MATIÈRE DES CHOSES


in Objet Ponge, ed. L'Improviste, 2004

Colloque “Objet : Ponge”
Université du Littoral. Dunkerque, Jeudi 15 mai 2003

Introduction

I. Solidité de la matière
A. Une sortie de crise
1. Contre la métaphysique
2. Le régime de l’immanence
3. L’épaisseur des choses
B. La légitimation de la sensation
1. Le socle existentiel
2. L’enjeu de l’atomisme
3. La dimension prométhéenne de l’épicurisme
C. Esthétique et politique
1. Dimension politique du matérialisme marxiste
2. Dimension esthétique du matérialisme chez Ponge
3. Dévoiement de l’intention esthétique

II. Vertige de la matière
A. Langue et matérialité
1. La pratique littéraire
2. Difficultés de la cosmogonie matérialiste
3. Infini et métaphysique de la matière
B. La dématérialisation du monde
1. La matière dématérialisée
2. Ponge, témoin des abîmes du matérialisme scientifique
3. Un matérialisme rhétorique
C. La perte de la perspective
1. La chose contre l’objet
2. Inconsistance du sujet
3. Les mutations du monde

Conclusion

“Sans doute ne suis-je pas très intelligent : en tout cas les idées ne sont pas mon fort”. C’est ainsi que Ponge commence, le 18 décembre 1947, le texte intitulé “My creative method”, qui sera publié en 1961 dans Méthodes. On peut lui faire crédit de la sincérité d’une telle affirmation, mais aussi l’interpréter au second niveau qu’elle requiert : celui d’une définition de l’intelligence comme faculté d’abstraction et de spéculation, contredisant précisément ce parti-pris des choses, c’est-à-dire du concret, du rapport à la matière, auquel Ponge a voulu, tout au long de sa vie d’écrivain, se tenir.
Il revient à la charge quelques jours plus tard :
“Rien de plus étonnant (pour moi) que ce goût pour moi des philosophes : car vraiment je ne suis pas intelligent, les idées ne sont pas mon fait”.
Cette fois, la déclaration prend une autre dimension : celle d’un paradoxe entre la revendication chez Ponge d’un désintérêt pour les idées, et le constat d’un intérêt des hommes d’idée pour son oeuvre. Et là, on ne peut que s’étonner d’un tel étonnement, puisque l’oeuvre de Ponge ne cesse, très clairement, d’assumer des référents philosophiques et de porter les traces d’une culture de cet ordre.
Car il faut bien reconnaître que, si le rapport aux choses relève d’un parti-pris, c’est qu’il fait l’objet non pas d’une relation spontanée, mais d’un
retour réflexif, d’une décision intentionnelle et intellectuellement motivée. D’un choix délibéré de l’intelligence, rationnellement construit.
C’est cette construction rationnelle du retour à la matière par la littérature qu’on voudrait questionner ici , à la fois dans l’intention originelle qui la motive et dans les conséquences qu’elle suscite au sein de l’oeuvre.

I. SOLIDITÉ DE LA MATIÈRE

A. Une sortie de crise

1. Contre la métaphysique

En 1944, dans “Le verre d’eau”, Ponge qualifie la matière de “providence de l’esprit”3 , et cette formule reviendra à plusieurs reprises dans son oeuvre. C’est l’effet salvateur du recours à la matière qui est ici affirmé, et cette affirmation a valeur programmatique pour toute son oeuvre. Or cette revendication s’inscrit dans une tradition philosophique : elle va essentiellement de Démocrite à Marx, en passant par La Mettrie. Mais elle couvre aussi les enjeux les plus divers, d’ordre moral ou scientifique, épistémologique ou politique.
Pour Ponge, l’enjeu est tout simplement, mais aussi tout radicalement, existentiel : le choix du matérialisme représente une sortie de crise. Il l’écrit en 1943, dans les réflexions que lui inspire Le Mythe de Sisyphe de Camus, qui lui a été communiqué sous le titre d’”essai sur l’absurde”:
“Le Parti-pris naît à l’extrêmité d’une philosophie de la non-signification du monde (et de l’infidélité des moyens d’expression). Mais en même temps il résout le tragique de cette situation. Il dénoue cette situation”.
Cette “résolution du tragique” est précisément ce qui évite tout basculement dans le pathétique, dans ce que Ponge appelle dans le même texte “l’idéologie patheuse” de Pascal, son “masochisme”. La non-signification du monde n’est en effet source de souffrance que si l’on en attend une signification. Elle n’est douloureuse que si elle est déceptive. Et le masochisme consiste dans l’obstination à poursuivre ce qu’on ne peut pas obtenir. Le masochisme consiste à se maintenir dans le point de vue surplombant d’une métaphysique qui n’est pas humainement assumable, et ne peut de ce fait qu’être source d’angoisse. C’est précisément ce point de vue, indûment surplombant, et donc déceptif, que Ponge attribue à Camus : la philosophie de l’absurde est celle du métaphysicien déchu, celle d’un Pascal sans Dieu qui substitue l’amertume à l’angoisse métaphysique. Or si Ponge affirme le caractère pathogène de ce point de vue, il affirme corrélativement sa dimension quasiment archaïque : la tradition dans laquelle il s’inscrit est déjà dépassée, et le fait apparaître, au regard des exigences contemporaines, comme une survivance factice :
“L’homme nouveau n’aura cure (au sens du souci heideggerien) du problème ontologique ou métaphysique, qu’il le veuille ou non primordial encore chez Camus”.
C’est dans son double sens qu’il faut prendre ici la notion d’ “homme nouveau” : au sens collectif d’une volonté de modernité, mais aussi au sens individuel d’une renaissance existentielle, d’une résurrection d’après-crise.
La modernité est d’abord volonté d’indifférence à l’égard de l’abstraction métaphysique. C’est-à-dire volonté de faire coïncider l’homme avec la dimension physique de son existence, de le faire rentrer dans sa nature.

2. Le régime de l’immanence

Car l’intention métaphysique est d’abord une intention schizophrénique, qui sépare l’homme de lui-même en l’aliénant à une transcendance, c’est-à-dire en le soumettant :
“Je ne sais pas comment je suis fait, mais il me semble que ceux qui forcent la créature à baisser la tête ne méritent de cette créature au moins que le mépris”.
L’homme en régime métaphysique est un homme en surrégime, à la manière d’un moteur qui vibre parce que le chauffeur a surestimé ses possibilités d’accélération et mal évalué sa vitesse. L’angoisse métaphysique (dont le cynisme de l’absurde est l’un des avatars) n’est rien d’autre qu’une vibration d’inadéquation : une mauvaise évaluation du régime existentiel de la condition humaine. C’est à cette vibration pathologique que le matérialisme de l’ “homme nouveau” met fin :
“Il aura trouvé son régime (régime d’un moteur) : celui où il ne vibre plus” .

Ce régime de l’adéquation est le régime de l’immanence, d’une présence totale et immédiate au monde sensible, d’une assomption totale de la condition physique et sensitive de l’homme :
“Si je consens à l’existence, c’est à condition de l’accepter pleinement”9 , écrivait déjà Ponge en 1933 dans l’ “Introduction au galet”.
L’enjeu du matérialisme est celui de cette présence revendiquée au monde, mais elle ne peut être si obstinément revendiquée que parce qu’elle est d’abord problématique.
Consentir à l’existence, c’est avoir été bien près de s’en déssaisir, et c’est pourquoi ce consentement n’est que conditionnel. Il fait en quelque sorte l’objet d’une convention ou d’un contrat. Il n’y a consentement que sous la condition d’un renoncement au vertige de l’abstraction spéculative. “Je ne suis pas intelligent” ne signifie rien d’autre que : je suis inapte au surrégime métaphysique. L’abstraction me donne le vertige et je n’ai pas envie de vomir le monde. Ou, dit beaucoup plus simplement : je veux vivre.

3. L’épaisseur des choses

Or, précisément, renoncer au vertige, c’est prendre pied dans ce que Ponge appelle “l’épaisseur des choses”. et le seul moyen d’y prendre pied est de les enraciner dans ce qu’il appelle, toujours dans l’ “Introduction au galet”, “l’épaisseur sémantique des mots”. Il s’agit d’enraciner en soi la matière des choses par la matière même de la langue, de convertir l’hétérogénéité métaphysique en homogénéité physique par le langage. D’annuler la distance religieusement établie entre là-haut et ici-bas par la revendication de ce qu’il nomme “l’ici-haut”.
Cette entreprise, il en établit le programme en 1928, au sortir de la crise des années 1923-1926, qui suit la mort du père. Et c’est comme si cet état critique n’avait pu prendre fin qu’à partir de la décision esthétique présentée dans “La Forme du monde”:
“Donner au monde la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques, et de réputation contingentes”.
Le retour au monde est corrélatif de sa re-création par le langage, de la formulation qui lui donne forme et le rend habitable. Reprenant la question originelle de Hamlet “Etre ou ne pas être”, Ponge y répond : “Etre, résolument”. La décision, pour être précisément résolutive, c’est-à-dire dénouer le noeud existentiel, conditionne l’être du sujet à une inscription radicale dans l’être des choses, à un enfoncement dans leur épaisseur (comme le suggère le texte sur l’édredon). Comme si l’incarnation du sujet ne pouvait s’effectuer qu’à partir d’une transfusion de la matière des objets. Ce que Ponge réaffirmera en 1962 à propos du travail de Braque :
“L’homme est un drôle de corps, qui n’a pas son centre de gravité en lui-même. Notre âme est transitive, il lui faut un objet qui l’affecte”.
Que les choses soient le centre de gravité du corps, nous dit exactement l’enjeu du travail de Ponge sur leur matière. Nous dit aussi la fonction incarnante de l’expression littéraire : son rôle d’inscription d’un sujet dans le réel à partir de la médiation linguistique. En quoi la matière est bien la “providence de l’esprit”, puisqu’elle conditionne son accès à l’existence. Notre âme est transitive parce qu’elle se construit de notre rapport aux choses, constitué par la matérialité des mots.

B. La légitimation de la sensation

1. Le socle existentiel

Or une telle conception de la relation étroite et constitutive entre sujet, objet et parole donne son contenu au programme de formuler la forme du monde, donné dans l’ “Introduction au galet”:
“Je voudrais écrire une sorte de De Natura rerum. Ce ne sont pas des poèmes que je veux composer, mais une seule cosmogonie”.
Ainsi se trouve-t-on devant ce paradoxe, que c’est le particulier, l’asymétrie, la contingence, qui donne sa forme à l’ordre cosmique et lui confère son unité. Paradoxe que Leibniz prétendait résoudre dans la Monadologie, en faisant de chaque monade corrélativement un principe d’individuation, et le miroir de l’univers entier.
C’est l’un des éléments de ce que Ponge appellera la “consolation matérialiste”16 , son effet thérapeutique, qu’elle permet par le particulier de se sentir tenu à l’universel, qu’elle tisse le lien entre l’homme et les choses comme un lien constitutif et indéfectible, qui est celui de l’élémentarité de la matière. Toute la pensée matérialiste se fonde sur cette intention thérapeutique, et l’on peut dire en ce sens qu’elle est réactive au sens positif du terme : elle réagit, par un besoin vital de retour au réel, contre la dimension mortifère du vertige métaphysique, puisque prétendre selon l’étymologie du mot “méta-physique”, aller au-delà de la nature, c’est perdre corrélativement son socle épistémologique et son socle existentiel.
On retrouve autant cette réactivité dans l’opposition d’Epicure à l’idéalisme platonicien, que dans l’opposition de Marx à l’idéalisme hegelien. Dans les deux cas, il s’agit, selon la formule de Marx, de “remettre la philosophie sur ses pieds”. Et d’ailleurs, Ponge fera de Braque, son héros artistique, l’éloge le plus vibrant en disant qu’il “tient au sol sur ses pieds”.

C’est là précisément l’enjeu de la théorie atomiste chez Epicure : établir non pas une doctrine de la matière, mais une légitimation de la sensation. C’est en ce sens que le matérialisme est, au sens propre du terme, un humanisme : ce qui inscrit dans le corps de l’homme l’origine de tout savoir en même temps que l’objectif de toute morale. Et la théorie atomiste est au coeur de cette intention. Ce qui fascine Ponge en Lucrèce, c’est la forme esthétique qu’il donne à cette intention épicurienne, la manière dont le poème, par son ampleur, est à la fois l’énoncé de cette cosmogonie et sa figure. La matérialisation esthétique de l’intention matérialiste. Mais la position d’Epicure, telle que la présente la Lettre à Hérodote est d’une plus radicale simplicité. Elle affirme que l’objectif de la recherche philosophique est de “se tirer d’affaire” par un choix éthique clair, et que le moyen de le réaliser est de faire fond sur une théorie physique. Il affirme ainsi :
“La nature humaine apprend beaucoup au contact des choses, et se développe sous la pression des nécessités qu’elles lui imposent”.
C’est le terme même de “contact” qui est ici déterminant. D’une part en effet, la dimension identique de tous les atomes qui constituent les corps, et le nombre fini d’atomes dans chaque corps, nous garantissent ce qu’il appelle lui-même “la solidité des choses”. Mais d’autre part, le fait que notre âme elle-même soit constituée d’atomes plus subtils rend notre faculté de penser homogène à la réalité du monde et fait fonctionner toute notre connaissance sur le mode de la sensation tactile du contact avec la matière des choses : les idées sont des “eidola”, simulacres ou entités atomiques détachées de la matière des choses, qiu viennent imprimer la matérialité de notre pensée.

2. L’enjeu de l’atomisme

Lorsque le jeune Marx écrit en 1841 la Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et chez Epicure, c’est précisément pour montrer chez Epicure cette spécificité du sensualisme comme enjeu de la théorie atomiste. L’atomisme démocritéen n’est pas un humanisme parce que Démocrite dissocie la réalité physique du monde, du processus de connaissance qui permet d’en rendre compte, ce qui le conduit à une forme de scepticisme avant la lettre. Au contraire, l’atomisme épicurien est un humanisme parce qu’il fait coïncider physique et épistémologie, l’atome devenant le lieu de cette coïncidence temporelle. C’est pourquoi Marx écrit :
“Cette cohérence du temps et de la sensibilité assure aux “eidola” une place plus logique. (...) Chez Démocrite, cette idée est une inconséquence. Chez Epicure, il s’agit d’une conséquence nécessaire, la sensibilité étant la réflexion du monde phénoménal en lui-même, le monde temporel devenu corps”.
Ce “monde temporel devenu corps” est exactement ce que Ponge éprouve dans son rapport aux objets, cette présence immédiate qu’il ne cesse de revendiquer par tous les sens :
“Mais ce n’est pas assez avoir dit de l’orange que d’avoir rappelé sa façon particulière de parfumer l’air et de réjouir son bourreau. Il faut mettre l’accent sur la coloration glorieuse du liquide qui en résulte, et qui, mieux que le jus de citron, oblige le larynx à s’ouvrir largement pour la prononciation du mot comme pour l’ingestion du liquide”.
Ce sont successivement l’odorat, le toucher, la vue, le goût et l’ouïe qui sont ici convoqués, par une sorte de réincarnation de l’orange dans le corps sensitif de celui qui vient de la presser. Si la sensibilité est, selon la formule de Marx, la “réflexion du monde phénoménal”, il faut entendre ce terme de “réflexion” en son triple sens : celui du reflet, celui du retour sur soi et celui de la pensée. Penser le monde, c’est l’incarner en soi et s’incarner en lui, dans un rapport en quelque sorte fusionnel à la matière, c’est-à-dire aussi dans un rapport cosmique à la nature. C’est faire de chaque objet une projection corrélative de l’ordre du monde et de la conscience de soi. Le “monde temporel devenu corps” est en quelque sorte ainsi un simulacre de notre propre corps, et c’est ce simulacre que la poésie de Ponge tente d’incarner.

3. La dimension prométhéenne de l’épicurisme

C’est par ce biais que le sensualisme épicurien provoque dans un même mouvement la jouissance des choses et leur connaissance. Et c’est pourquoi Marx, dans un anachronisme saisissant, qualifie Epicure de “plus grand Aufklärer grec”, c’est-à-dire de plus grand philosophe des Lumières, ou, comme il le dit lui-même, de plus grand “éclaireur”. Et il leste ce mot de tout son poids en le rapportant, dans son avant-propos, à la figure de Prométhée : celui qui vole le feu aux dieux pour le donner aux hommes, et ainsi, en leur procurant, dans tous les sens du terme, la lumière (lucidité et chaleur), les libère de l’aliénation aux dieux ou à la spiritualité métaphysique.
Ponge, selon ses propres dires, n’a pas lu Marx au temps de ses études de philosophie; et aucun de ses textes ne témoigne qu’il en connaisse autre chose que la vulgate diffusée par le parti communiste, dont il a été proche jusqu’à la fin des années quarante. Mais ce qui est saisissant, c’est de lire à l’oeuvre, chez l’un et chez l’autre, la même démarche réactive et post-critique de refondation de soi dans la matière des choses, qui spécifie l’attitude matérialiste comme détermination la plus radicale du fondement d’une intériorité.

C. Esthétique et politique

Mais Ponge va tirer le matérialisme vers une esthétique, là où Marx, dès la dissertation sur Epicure et Démocrite, le tire vers une politique. Chez Ponge en effet, le rapport entre esthétique et politique se réduit à une théâtralisation de l’esthétique. Le champ du politique est une mise en scène dans l’espace public, une exhibition, une emphatisation factice de l’esthétique. Il revendique en cela sa position protestante, qu’il oppose à celle des surréalistes qu’il a un temps accompagnés. Ainsi opposera-t-il aussi la réserve austère de Braque à la théâtralité surréaliste, dans le texte de 1970, “Braque, un méditatif à l’oeuvre” .
Sa position est à cet égard antagoniste de celle qu’affirmera l’oeuvre de la mâturité chez Marx. Chez Marx en effet, l’esthétique est une superstructure de l’économique. Le matérialisme historique chez Marx consiste en ce que la matérialité du besoin physique détermine la symbolisation financière du rapport économique. La symbolisation fondamentale des sociétés modernes, au-delà de celle du langage, est celle de la circulation de l’argent. Mais c’est cette symbolisation qui, à son tour, conditionne de la façon la plus matérielle et concrète la survie physique. En travaillant la question du capital, c’est ce rapport entre matière et symbole, entre concret et abstraction, que travaille Marx, comme le montrera le phénoménologue Michel Henry dans l’ouvrage qu’il lui consacre. La marchandise, c’est la chose devenue objet d’échange, et réduite ainsi à perdre sa matérialité pour devenir enjeu d’un rapport de production. Le matérialisme marxiste est un refus du “parti-pris des choses”, une défense des hommes contre les choses. Il l’écrit dans les Manuscrits de 1844 :
“Plus le monde des choses augmente en valeur, plus le monde des hommes se dévalorise; l’un est en raison directe de l’autre”.
Marx montre ainsi que le capitalisme fonctionne comme une véritable contre-nature, puisqu’il subvertit le rapport des hommes aux choses : la valeur marchande accordée aux choses crée un clivage entre le monde des hommes et le monde des choses, réintroduisant la séparation qu’Epicure avait abolie. C’est pourquoi l’économie moderne fonctionne comme un principe collectif d’aliénation des hommes aux choses, de perte de l’homogénéité naturelle. Et c’est cette aliénation que Marx dénonce. L’ordre capitaliste est à cet égard une antithèse de l’ordre cosmique, une diffraction de l’harmonie.
Mais cette diffraction économique détermine les rapports de pouvoir politiques, qui à leur tour déterminent le champ de l’esthétique. La production, esthétique ou littéraire, est en quelque sorte la matérialisation dans l’oeuvre d’une idéologie politique elle-même déterminée par la matérialité des rapports de production. Mais cette matérialité elle-même est intrinsèquement corrompue par l’ordre symbolique de l’échange. Et c’est cet ordre symbolique corrompu qui détermine la production esthétique, comme un effet de surface, une superstructure qui émerge de l’infrastructure économique.

2. Dimension esthétique du matérialisme chez Ponge

Chez Ponge au contraire, l’esthétique a une fonction originelle parce qu’elle fonctionne non comme un principe de collectivisation, mais au contraire comme un principe d’individuation : la matérialité des choses vient impressionner la sensibilité de l’artiste, qui entre en résonnance avec elles. Ainsi écrit-il dans le texte de 70 sur Braque :
“Les écrivains et les peintres sont des hommes comme les autres, peut-être un peu plus sensibles, c’est-à-dire un peu plus réalistes (un peu plus matérialistes, si vous voulez). Seuls d’ailleurs à n’être sensibles qu’au sensible, c’est-à-dire au présent. Seuls à être entièrement présents”.
L’artiste est donc par excellence celui dont le rapport à la matière est demeuré originel, n’a été aliéné par aucun processus de subversion, mais se manifeste dans toute son authenticité naturelle. Il est éclairant à ce propos de mettre en lumière les termes que Ponge substitue progressivement les uns aux autres, et la manière dont il présente comme interchangeables des qualificatifs qui, dans leur usage courant, sont considérés comme opposés. En particulier, l’dentification entre sensible et réaliste dénote par excellence la position matérialiste. “Sensible” est à prendre ici dans son sens le plus instrumental : celui de la susceptibilité d’un instrument aux variations les plus minimes. C’est précisément cette sensibilité qui nous met au contact direct de la matière du réel. C’est elle aussi qui conditionne l’immédiateté de notre rapport au monde. Chez l’artiste, ce rapport originel à la matière du monde est en quelque sorte naturellement exacerbé. L’artiste est ainsi celui qui est le plus concrètement ancré dans le réel. Il est celui qui réalise en lui le plus grand potentiel d’affects. C’est pourquoi il est le plus présent, le moins distant du monde.

Rien n’est à cet égard plus étranger à la pensée de Ponge, que la distance affirmée par les courants liés à la pensée structuraliste, entre les mots et les choses. Sur ce point, si l’on se réfère, dans le Cratyle de Platon, à la polémique entre Cratyle et Hermogène sur la naturalité du langage, il est clair que Ponge, comme Epicure, se place du côté de Cratyle : l’affirmation selon laquelle la matérialité des sons et des lettres est la trace perceptible d’une présence physique de l’objet, à la manière dont le simulacre est son émanation. Ainsi la matérialité des choses conditionne-t-elle aussi bien la matérialité des sons et des lettres pour la littérature, que celle pigments pour la peinture : “La peinture est faite d’éléments pris à la nature elle-même”, dira Ponge, l’atomisme justifiant une naturalité de la production culturelle. C’est la matérialité du signifiant qui donne forme esthétique à la matérialité du signifié, et c’est ce transfert de matière qui produit l’oeuvre. Le matérialisme est donc bien originellement esthétique, puisqu’il prend la forme de la structure du langage.
Le politique n’est en ce sens qu’une superstructure accidentelle et aléatoire, qui échappe au pouvoir de l’artiste et ne peut que l’instrumentaliser. Ainsi Aragon, pour diffuser une idéologie progressiste, est-il réduit à employer une forme esthétique réactionnaire : celle du sonnet mis en oeuvre par Ronsard (que Ponge considère comme décadent, et auquel il oppose, dans la même période, la rigueur moderne de Malherbe).

3. Dévoiement de l’intention esthétique

L’ambition humaniste du matérialisme, qu’on a retrouvée autant chez Marx que chez Ponge, est donc aux yeux de Ponge dévoyée par son instrumentalisation politique. Le politique n’est que le lieu d’un rapport de pouvoir qui aliène la sensibilité de l’artiste et le détourne de sa fonction authentique. L’espace public n’est donc pas le lieu de l’action politique éclairée, mais le lieu de l’endoctrinement des masses et de leur soumission à l’obscurantisme, le lieu d’un retour permanent du religieux, c’est-à-dire de l’aliénation idéologique sous ses formes politiques les plus diverses. Ainsi, dans “La Seine” écrit en 1947, Ponge utilise-t-il le thème pascalien des animalcules pour produire, dans la forme convenue d’une terminologie marxiste, une métaphore des diverses formes de ce que Wilhelm Reich appelait à la même époque “l’idéologie de masse du fascisme” :
“Il s’agit alors pour nos cirons de la classe dominante d’éteindre dans l’esprit de la multitude de leurs esclaves les lumières qu’Epicure et ses successeurs y avaient allumées. (...) La crainte des dieux fut à nouveau restaurée. (...) Les religions s’avérant défaillantes, des idéalismes de remplacement furent essayés en grand nombre”.
Suit un étrange passage qui constitue, dans la langue de bois communiste, une apologie emphatique de la figure statufiée de Marx comparé à Epicure :
“Un homme du plus grand mérite et dont l’enseignement et l’action ne le cèdent pas en importance à ceux de l’antique philosophe”.
Puis une apologie du stalinisme :
“Une grande nation se libéra d’abord, entraînant à sa suite un continent presqu’entier. Guidée par des hommes pleins de sagesse et de génie, nous l’avons vue récemment résister aux assauts des plus cruels assassins que notre espèce ait enfantés”.
Le style allégorique, l’emphase épique, semblent constituer autant de contradictions de ce qui spécifie Ponge comme auteur au sens propre matérialiste : sa relation sensitive et immédiate aux objets. En même temps, étrangement, il nous renvoie en miroir le reflet emphatique renvoyé par Lucrèce de la simplicité de la théorie épicurienne. Comme si, par une telle entreprise, Ponge s’était en quelque sorte “aragonisé” en aliénant sa forme esthétique aux figures de la propagande. L’influence d’Aragon est du reste manifeste dans tout ce texte, en particulier dans l’évocation de l’ “Inconnue de la Seine”, qui est au coeur du roman Aurélien. Et une telle influence contredit quasiment mot pour mot un entretien de 1972 avec Serge Gavronsky dans lequel il affirme clairement sa position littéraire par rapport au champ du politique :
“Pas de lyrisme, pas de déclaration, pas de propagande : le travail révolutionnaire se faisant à l’intérieur du langage et à propos de choses qui n’étaient absolument pas de l’ordre de la lutte politique”.

II. VERTIGE DE LA MATIÈRE

A. Langage et matérialité

1. La pratique littéraire

La “praxis” pour Ponge, c’est-à-dire la manière dont se fait l’intervention concrète des hommes dans le réel, est dans son essence même littéraire, parce qu’elle passe par la forme de leur langue. La “praxis” politique n’en est qu’un avatar. Les vraies révolutions sont les révolutions de la pratique linguistique, de ce qu’il appelle dans le même texte “les formes de la rhétorique”, et aussi longtemps qu’elles ne se sont pas opérées, les révolutions politiques sont condamnées à n’être que des effets de manipulation, des effets de surface du discours, dans lesquels la forme même de la parole contredit la prétention révolutionnaire, comme il le montre précisément en désignant le caractère “réactionnaire” et “décadent” de la rhétorique d’Aragon.
Mais c’est précisément ce détachement déceptif à l’égard de l’action politique, qui conduira Ponge à légitimer la soumision au pouvoir en place et à l’ordre institué sous la Vème République. Politiquement, il affirme clairement “Je suis réactionnaire” et proclame son admiration pour Malherbe, poète officiel de la cour de Henri IV et chantre de la politique de Richelieu.
Le matérialisme pongien semble ainsi consister en ce que le rôle des mots soit de se rendre le plus adéquat possible à l’ordre des choses. Ce qu’il dénonçait dans le pétainisme, c’était une inadéquation entre la réalité d’un chaos politique et une rhétorique de l’unité nationale. La langue authentique est une langue pacifiée parce qu’adéquate à la réalité vécue.
C’est cette adéquation naturelle de la langue à la spécificité d’un vécu commun, que désignait déjà le matérialisme épicurien dans la Lettre à Hérodote, attribuant l’origine de la diversité des langues non pas à une différenciation culturelle de l’ordre de la convention, mais à un pur effet de nature :
“La nature humaine elle-même, au sein de chaque nation, éprouvant des affections particulières et recevant des images particulières, a fait sortir l’air des gosiers d’une façon appropriée”.
C’est précisément cette appropriation que vise l’usage pongien de la langue, cette adéquation au vécu propre d’une communauté dans un moment de son existence concrète, que doit viser l’institution de la langue, authentifiant une réalité partagée.
C’est pourquoi le discours politique révolutionnaire est, dans son essence même, un discours d’inadéquation au réel, puisqu’il désigne ce qui doit être en condamnant la réalité de ce qui est. On peut dire que, pour Ponge, la dimension révolutionnaire de la langue est dans la manière dont elle assume pleinement un renoncement à la révolution, une adéquation à l’ordre des choses.
La politique du langage est, au sens le plus épicurien du terme, corrélative du renoncement à l’action politique, qui caractérisait déjà les philosophies de la période hellenistique, par opposition à celles de la période grecque classique. Chez Epicure, renoncement au métaphysique et renoncement au politique ont le même sens, et l’on peut dire que cette identification se retrouve chez Ponge.
Dans les deux cas, il s’agit d’un refus du supra-sensible, qu’il soit de l’ordre d’une essence éternelle ou d’un devoir-être. Dans les deux cas, l’immanence, la présence au monde, qui conditionne la sérénité, abolit toute projection hors de sa matérialité concrète; mais abolit de ce fait aussi tout projet.

2. Difficultés de la cosmogonie matérialiste

Cependant, les faits sont têtus, et contredisent, dans leur réalité-même, l’intention immobiliste de la sagesse. Si Ponge insiste sur la matérialité de l’écriture, il a du mal à faire fond sur la matérialité de la matière. Et s’il affirme que la poésie est “la science par excellence”, lui donnant pour paradigme le didactisme poétique de Lucrèce dans le De Natura rerum, il omet de dire que la différence entre Lucrèce et Epicure ne réside pas seulement dans la forme littéraire (rigueur de l’exposé épistolaire chez Epicure, emphase de la construction poétique chez Lucrèce), mais aussi dans un point originel et parfaitement déterminant, qui spécifie le système épicurien, donné dans le troisième paragraphe de la Lettre à Hérodote :
“L’existence des corps nous est garantie par-dessus tout par la sensation, car c’est sur elle que se règlent, comme je l’ai dit, toutes les conjectures que le raisonnement dirige vers l’invisible”31 .
C’est le terme de “conjecture” qui doit attirer ici notre attention, montrant à quel point Epicure relativise lui-même la validité de ses propositions. Si le matérialisme épicurien repose sur une épistémologie de la sensation, il ne peut proposer qu’une cosmogonie conditionnelle, puisque de toute évidence, la sensation ne nous permet de déterminer que ce dont elle couvre le champ.
Or, par définition, le cosmos est ce qui, pour nous, échappe au champ de la sensation. Si donc l’existence effective des corps nous est physiquement garantie par la perception, leur organisation cosmique est seulement conjecturable, et nous oblige à une démarche inductive, c’est-à-dire à une spéculation. Autrement dit, l’infinité de l’univers et l’existence des atomes, postulés par Epicure, ne sont que des conjectures induites de l’épreuve de la sensation, et déduites du postulat de son caractère fondateur. Ce postulat lui-même étant conditionné à un objectif purement moral : la nécessité, pour atteindre la sérénité, de ne pas entrer en rupture avec la matérialité de notre propre corps. Le postulat épicurien est exactement antagoniste du postulat cartésien selon lequel je ne peux fonder mon existence qu’à partir de ma faculté de penser.
Mais le postulat cartésien ouvre un possible métaphysique qui fonde à son tour la science : toute science repose sur un processus de déduction qui, à partir de l’universel permet l’interprétation de toutes les particularités du réel. Au contraire, le postulat épicurien est un postulat non scientifique, non pas au sens où il manquerait de rigueur et de rationalité (au contraire), mais au sens où c’est cette rigueur elle-même qui contredit l’essence de la démarche scientifique : la nécessité de fonder le particulier sur la connaissance du général, ou l’individuel sur la connaissance de l’universel. C’est la conscience de la contradiction entre cette nécessité et le postulat épicurien, qui permet de comprendre le titre, donné par Ponge à l’un de ses textes, de “Novum Organum”. C’est le titre donné au XVIème par Francis Bacon à son exposé de la théorie philosophique de l’empirisme scientifique. L’empirisme pose en effet en principe l’usage de la méthode inductive, qui part de l’expérience pour fonder le savoir rationnel, et prétend ne pouvoir déduire les lois générales qu’à partir des observations particulières de la nature. C’est du reste au nom de Bacon que Ponge reliera systématiquement le nom de son modèle Malherbe, en écrivant Pour un Malherbe, entre 1951 et 1957.

3. Infini et métaphysique de la matière

Mais, précisément, le sensualisme est une position qui interdit paradoxalement, en droit, l’usage même de la méthode empiriste, qu’il semble pourtant fonder, puisqu’il réduit toute certitude à la certitude sensible, et ne peut considérer les propositions induites à partir de cette certitude que comme des conjectures.
Ainsi l’infinité de l’univers, comme la composition atomique de la matière, s’ils sont induits de la certitude sensible pour fonder à partir d’elle une position physique cohérente, ne font pas pour autant l’objet d’une certitude effective, parce qu’ils ne reposent sur aucune expérience possible : ils constituent un au-delà de notre perception des phénomènes. En revanche, ils fournissent un modèle propositionnel, un réservoir d’hypothèses qui s’avèreront particulièrement heuristiques dans les recherches de la science moderne et contemporaine.
On se trouve ainsi devant un véritable écueil de la cosmogonie épicurienne, au sens où elle ouvre, à partir de sa dimension conjecturale, une véritable métaphysique de la matière, autant dire une contradiction dans les termes. Cette contradiction repose sur une double aporie. D’une part, s’il y a bien une infinité de l’univers, on ne peut en parler qu’au-delà de nos sens. L’ “apeiron” des épicuriens, illimité ou indéterminé, est une dimension non phénoménale de la conception matérialiste, qui l’oblige à postuler une limitation de son propre présupposé méthodologique (ne se fier qu’à ses sens). Le terme même de cosmologie matérialiste est en ce sens un oxymore, puisqu’un cosmologie qui suppose l’infini repose sur un présupposé qui n’est pas matérialisable : toute proposition cosmologique est en ce sens métaphysique.

B. La dématérialisation du monde

1. La matière dématérialisée

Mais d’autre part, l’hypothèse même de l’atome, outre qu’elle ne repose directement sur aucune expérience (tout comme celle de l’infini) s’avère inapte à permettre de faire fond sur la matière, dans la mesure où la réalité de l’observation scientifique contredit précisément l’hypothèse d’une élémentarité de la matière. Autrement dit la matière, lieu originel et fondateur de la certitude sensible, est devenue elle-même un abyme, un lieu de vertige ouvrant sur une nouvelle infinité dont on ne peut trouver le fond. En ce sens, c’est l’intention atomistique d’Epicure qui est elle-même contredite par les recherches sur la constitution de la matière : la physique atomique, dès la fin du XIXème, contredit l’élémentarité de l’atome. Or Epicure était parfaitement conscient qu’une telle conception aurait ôté toute dimension rassurante à la matière, et aurait par là déssaisi la théorie atomiste de sa fonction éthique comme il l’écrit dans la Lettre à Hérodote :
“Il faut rejeter la division à l’infini, qui va toujours vers un plus petit en subdivisant chaque partie, si nous ne voulons pas enlever toute solidité aux choses ni réduire les êtres au non-être à force de les couper en morceaux en les cherchant dans l’enveloppement d’une composition sans terme” .
C’est cette prophétie négative qui se réalise à la fin du XIXème, par ce que Georges Gusdorf appellera une “dématérialisation de la matière”, interdisant ce qui était l’objectif d’Epicure, le contact confiant de l’homme avec la réalité. La physique nucléaire des débuts du XXème siècle montre que l’atome n’est pas une particule simple, mais un système complexe dont le noyau central lui-même n’est pas indivisible : la fission de l’atome ne constitue pas seulement une explosion physique, mais une véritable implosion intellectuelle des systèmesde représentation de la matière et du monde.
A la charnière du XIXème au XXème, les recherches menées séparément en mathématiques sur l’espace de la géométrie euclidienne, en physique sur l’énergie électrique et en chimie sur la composition de la matière, convergent vers la mise en forme d’une théorie de la relativisation de l’espace au temps, qui, en même temps qu’elle confère à l’homme un pouvoir technique démultiplié sur la réalité physique du monde, rend cette réalité proprement irreprésentable.
La division de l’atome fait perdre toute efficacité au fondement ontologique de la physique matérialiste, en montrant que la matière elle-même ne peut constituer le socle d’aucune épistémologie, la référence d’aucune certitude sensible.

2. Ponge, témoin des abîmes du matérialisme scientifique

De cet éclatement du socle ontologique de la matière, Ponge est le témoin parfaitement conscient, puisqu’il ne cesse de rapporter sa recherche littéraire au contexte scientifique dans lequel elle s’inscrit, par le souci permanent qu’il manifeste d’adéquation et de présence à son propre temps. Ainsi écrit-il, en 1954, dans le “Texte sur l’électricité” (publié dans Le Grand Recueil en 1961) :
“Et que ce ne soit plus, en ce moment, qui songe, le connaisseur (un peu) des anciennes civilisations, mais celui aussi bien qui connaît quelque chose d’Einstein et de Poincaré, de Planck et de Broglie, de Bohr et de Heisenberg”.
Mais, convoquant ainsi les grandes figures de la rcherche physique et mathématique qui lui sont contemporaines, il les renvoie aussitôt à la permanence d’un questionnement humain sur l’ordre de l’univers, dont ils ne feraient que réactualiser le modèle :
“Mais, en fin de compte, s’il faut que je le dise, eh bien, c’est la ressemblance de cette figure du monde avec celle que nous ont présentée Thalès ou Démocrite qui me frappe, plutôt que sa nouveauté”.
Si l’on peut prendre au premier abord une telle affirmation comme un naïveté scientifique, ce qui nous saisit secondairement est bien plutôt sa cohérence avec le projet littéraire de Ponge, la manière dont elle s’inscrit dans son ambition réaffirmée d’être le Lucrèce des temps modernes, celui qui offre l’unification d’une forme esthétique à la complexité des savoirs scientifiques, non pas pour en vulgariser le contenu mais, de manière beaucoup plus radicale, pour lui donner sens, et inscrire une diversité épistémique dans le resaisissement formalisé d’un questionnement existentiel.
C’est cette intention qui donne sens à la manière dont Ponge utilise ce qu’il appellera, en 1970, dans le texte de L’Atelier contemporain sur “Braque, un méditatif à l’oeuvre”, “la face de Janus des mots-choses”. Là où la théorie de Rutherford (qu’il attribue à Poincaré) fait concevoir “l’atome comme un système solaire, et ses électrons libres comme des comètes”sur le modèle de la théorie newtonienne de la gravitation, il montre que cette nouvelle figure de la matière, réinscrite dans l’espace courbe non- euclidien, doit permettre à son tour de concevoir une nouvelle figure de la langue, utilisant, à seize ans de distance, la même formule :
“Ainsi formerons-nous un jour peut-être les nouvelles Figures, qui nous permettront de nous confier à la Parole pour parcourir l’Espace courbe, l’Espace non-euclidien”.

3. Un matérialisme rhétorique

Que cet espace non-euclidien (l’espace à courbure positive de Riemann, dont Einstein a utilisé l’hypothèse pour établir la loi de la relativité) soit précisément, dans sa définition même, infigurable, puisqu’il est irreprésentable, c’est ce que Ponge ne peut pas ignorer. Que même l’espace galiléen, qui lui est antérieur, ne puisse faire l’objet d’aucune sensation puisque le mouvement de notre propre planète nous est imperceptible, c’est ce qu’il affirme en 1967 dans le petit texte “Eppur, si muove !”, dont le titre réitère l’affirmation obstinée de Galilée, après sa condamnation par l’Inquisition, en écrivant tout simplement :
“Nous ne ressentons rien de ce que nous savons”, contradiction manifeste et désolée du sensualisme épicurien par les dénégations de la science moderne.
Qu’est-ce qui peut alors légitimer l’intention de “former les figures de l’espace non-euclidien ?” Simplement cette formule : “Nous confier à la parole”, qui transfère la confiance épicurienne en la matière physique, en une confiance dans le matériau littéraire :
“C’est quand nous nous enfonçons, nous aussi, dans notre matière, les sons significatifs”. Et, dans le texte sur Braque : “Que voulez-vous que nous fassions ? Sinon, nous consacrant à notre seule fonction, l’écriture, et nous enfonçant dans sa matière, car elle en a une”.
Si la matière devient insaisissable par la représentation figurée, seul le langage peut nous y faire retrouver l’accès qui a été perdu, et permettre à nouveau à l’homme de se mettre en relation avec les choses dont il a perdu le contact. Ainsi la matière du langage, ce qui le rend perceptible et accessible aux sens, en fait-il l’unique possibilité de reprendre pied dans la concrétude du monde, dans la réalité des choses. Mais c’est à la condition qu’il se rende adéquat aux nouvelles exigences de la représentation contemporaine, aux mutations de tous ordres dont cette réalité du monde est le lieu. Ainsi, de même que Kant utlisait le paradigme des sciences physiques de son temps pour appeler à une “révolution copernicienne” en philosophie à partir d’un recentrement sur le sujet, de même, toutes proportions gardées (il ajoute du reste très ironiquement au paragraphe suivant : “Nous nous sommes fait aussi gros qu’un boeuf”), Ponge semble appeler ici à une révolution non-euclidienne en littérature à partir d’un recentrement sur l’objet :
“Nos formes de penser, nos figures de rhétorique, en effet datent d’ Euclide : ellipses, paraboles, hyperboles sont aussi des figures de cette géométrie”.

C. La perte de la perspective

1. La chose contre l’objet

C’est en partie, me semble-t-il, à partir de cette ambition démesurée, encyclopédique, élargie aux dimensions de l’univers et de la totalité des savoirs, à partir de ce parallèle établi entre l’ordre du cosmos et l’ordre de la parole, entre l’ordre de la géométrie et celui de la rhétorique, qu’on peut comprendre, dans son apparente humilité, l’obstination sans faille du “Parti-pris des choses”, que Ponge ne cesse de relier à ce qu’il appelle “le compte-tenu des mots”.

Il faut alors revenir à la définition philosophique de la “chose”, pour comprendre le sens d’une telle ambition. La chose est ce qui existe en soi, dans l’absolu, indépendamment de tout regard humain, indépendamment de toute figuration ou de toute représentation, indépendamment de toute perspective du regard. En cela, elle s’oppose à l’objet, qui ne se définit que relativement à l’activité d’un sujet, qu’elle soit perceptive ou productrice. L’espace euclidien est un espace de l’objet, un espace qui ne peut concevoir l’univers que dans la perspective d’un regard humain : dans la logique de la révolution copernicienne, l’homme prend conscience qu’il n’est pas au centre de l’univers, précisément à partir du moment où il s’affirme comme centre du processus de connaissance. Dans la logique de la révolution non-euclidienne, c’est ce recentrement qui est aboli : l’espace de la relativité est infigurable, parce que c’est un espace-temps dans lequel la position du sujet a perdu toute valeur référentielle. Cet espace-temps sans sujet, et par là-même sans objet, devient par là précisément l’espace des choses.

2. Inconsistance du sujet

Si maintenant on examine le moindre texte de Ponge, c’est précisément sa polysémie qui nous saute au regard, au même sens où l’on pourrait parler d’une polyphonie : une incessante variabilité des points de vue, une manière de sauter incessamment d’une sensation à l’autre, d’en décomposer la matière dans les directions les plus diverses, de lui faire perdre toute unité perspective, et par là d’abolir, à travers l’évocation paradoxale de la sensation, tout ce qui pourrait permettre l’dentification unifiante d’un sujet sensitif. C’est précisément cet éclatement de la perspective que Ponge met en évidence dans le travail pictural de Braque, dans un texte de 1980 intitulé “Bref condensé de notre dette à Braque”, dans lequel il rapproche l’oeuvre de Braque de celle de Cézanne :
“Déjà, dans les oeuvres de la dernière époque de Cézanne, (...) toute la frontalisation, l’encombrement de l’espace est présent. Dès lors, pour ainsi dire, plus de perspective. Plus d’interprétation”.
Dans Nioque de l’avant-printemps, un texte de 1950 réinscrit cette fonction de la chose, sans perspective unifiante, comme compensatrice d’une désubjectivation :
“Cette infirmité reconnue de mes pensées est une des raisons de mon parti-pris (des choses). Car, me proposant un objet défini, existant, durant en-dehors de ma conscience, je puis bien souffrir de n’en recevoir, chaque fois que je m’y applique, qu’une idée incomplète, une brève lueur, puisque lui, en effet, lui cependant, dure et persiste (à la différence d’un état d’âme , d’un sentiment, d’une passion)”.
C’est cette certitude de l’inconsistance du sujet, qui le pousse à se raccrocher à l’existence des choses.

3. Les mutations du monde

Or cette inconsistance trouve aussi sa raison d’être dans la conscience, très profondément ancrée chez Ponge, de se trouver au coeur d’un monde en mutation, par l’intégration d’une forme de conscience historique. Mutation scientifique, on l’a vu, de la représentation du monde physique, c’est-à-dire à la fois de l’impuissance de l’homme et du pouvoir qui lui est donné sur la matière; mais aussi mutation politique, que manifestent les deux conflits planétaires dont il a été témoin et acteur; enfin mutation rhétorique et esthétique, que manifestent les formes modernes de l’art et de la littérature : Ponge montre, en particulier par l’exemple de Braque, mais aussi par les références à Rimbaud, Lautréamont ou Mallarmé, que l’artiste est en quelque sorte un sismographe du monde, celui, qui, on l’a vu, est le plus sensible à ses oscillations. C’est de ce chaos d’un bouleversement multiforme, que naît la nécessité vitale de la parole littéraire. Et il n’est pas indifférent à cet égard que la référence majeure de Ponge soit le début du livre II du De Natura rerum de Lucrèce, le “Suave mari magno”, qui chante le bonheur de se tenir à l’écart des tempêtes (et même, du reste, de regarder les autres s’y débattre et y mourir).

C’est une telle conscience de la mutation au sens le plus fondamental du terme, de la violence vertigineuse d’un chaos du monde, et de l’inconsistance du sujet dans ce vertige, qui semble motiver ce que Ponge appelle “le sanglot de 1945” devant l’oeuvre de Braque, l’émotion irrépressible éprouvée devant un tableau lors de la première visite de son atelier :
“A peine cette toile m’eut-elle sauté aux yeux, dit Ponge, je ressentis ce que j’ai nommé ailleurs le sanglot esthétique”.
Il s’agit de la représentation d’un plat de poissons, dont les seules formes évoquées sont une bande noire et des touches rouges, et ce n’est pas le lieu ici d’en tenter l’interprétation analytique. Simplement, dans le texte sur Braque, ce moment fait figure de cristallisation : il concentre, dans la matière de la figure esthétique, à la fois celle de la chose représentée, celle de la brutalité d’une absence de perspective ( il “saute aux yeux”), celle du moment concret de l’immédiat après-guerre, celle des deux figure tutélaires qui l’acompagnent (Braque et Paulhan); celle enfin du sang et de l’encre, dont la corrélation sera donnée quelques paragraphes plus loin, et qu’évoquent évidemment les deux couleurs mentionnées.
Dans la violence irrépressible de ce sanglot, me semble se dire comment la matière des choses est ce qui, pour Ponge, nous contraint à reprendre pied dans les séismes du monde.

Ainsi la littérature est-elle, aux yeux de Ponge, vitale, parce qu’elle est actualisation d’un rapport perdu à la matière, restauration de ce que Descartes aurait appelé un “point d’Archimède” dans le vertige du réel. Il n’y a pas de retour possible à la naturalité, mais la tentative matérialiste témoigne d’un désir constant de renaturaliser le langage. C’est précisément en ce sens que le matérialisme semble une entreprise au sens propre interminable: la volonté prométhéenne de fonder notre rapport au monde sur ce qui, par définition, nous échappe, s’il est vrai, comme l’affirme l’interprétation psychanalytique, que le réel est justement ce dont nous sommes définitivement séparés par le langage : l’objet-même de notre désir.
C’est à cette fonction de déréalisation du langage que Ponge semble en permanence s’affronter, par sa volonté d’en inscrire les signes dans la matière des choses.
En ce sens, plutôt que le Prométhée que Marx voyait en Epicure, ce serait plutôt la figure d’Antée, reprenant des forces à chaque fois qu’il touche terre, que son oeuvre évoquerait.

© Christiane Vollaire