La Défiance peut-elle fonder une politique ?


Pour la revue Pratiques n° 71 Vaccinations
Juillet 2015
---------------------------------------
Chapeau : L’histoire de la vaccination, indépendamment des effets positifs qu’elle a pu avoir, met en évidence l’opposition paradoxale entre un concept pervers de la sécurité et un concept discrédité de la protection.
Mots-clés : Etat-nation, autorité, vaccin, droit, biochimie, colonisation.

Il faut, pour offrir son propre corps ou celui de ses enfants en bas-âge à l’inoculation d’un agent pathogène, une dose non négligeable de confiance : dans l’opérateur du vaccin, dans son prescripteur, dans l’organisateur de la campagne vaccinale, dans le fabricant, dans le décideur politique de sa mise en œuvre.
Et l’invention même de la vaccination sur les territoires occidentaux est corrélative de la montée en puissance de l’Etat-nation au XIXème siècle. Etat-providence, selon la formule utilisée avec mépris par le discours libéral pour discréditer la fonction régulatrice du pouvoir politique, et la nécessité que le respect de l’autorité s’échange contre un devoir de protection.
La vaccination n’a de sens que comme exigence commune, comme mesure de santé publique, et donc par là même liée à une obligation à l’égard du collectif. C’est cette réciprocité de l’obligation, comme marque de confiance mutuelle minimale entre gouvernants et gouvernés dans la conscience d’un intérêt commun, que le contexte politique concernant les décisions sanitaires vient battre en brèche. Et cette brèche doit être prise comme un symptôme : celui d’une fracture. Fracture qui sépare de plus en plus l’expérience politique vécue, des discours qui prétendent en rendre compte. Et réduit à bien des égards le repérage de l’autorité politique à des effets diffus de domination.

1. Le contexte politique du développement des savoirs

En 1995, Anne-Marie Moulin, philosophe et historienne de la médecine, écrivait :

Dansl'histoire de la vaccination, l'équivoque entre la loi scientifique et les lois humaines permet une coanalyse de sciences et cultures dans l'espace et le temps. (…) La rationalité qui est censée présider à l'histoire de la vaccination, a deux visages : médical, l'obtention d'une immunité pardes procédésde laboratoire, politique, la loi et les règlements visant la santé publique.

L’équivoque entre les deux sens du mot « loi » : celle qui décrit des constantes dans les phénomènes naturels et celle qui prescrit les comportements humains, fonde ce qu’elle a appelé plus haut le chiasme choquant entre pouvoir et savoir. Le chiasme, c’est cet effet de croisement qui va produire ici une indétermination : à la législation humaine qui prescrit les décisions collectives, sera attribuée la même autorité imparable qu’aux lois de la nature, et à la rigueur de leur déterminisme. Et c’est précisément cet effet de croisement entre pouvoir et savoir qu’elle qualifie de « choquant » : il crée un choc entre le registre scientifique et le registre politique, entre la responsabilité du chercheur et celle du décisionnel. Il conjoint deux dimensions fondamentalement hétérogènes, qu’il fait fusionner dans l’espace politique de la santé publique.
L’histoire de la médecine le montre dans la figure de Louis Pasteur : celui-ci n’est pas un médecin, mais un chimiste. Et c’est à ce titre qu’il mène ses recherches sur la fermentation, qui le conduiront à la théorie des germes infectieux comme agents pathogènes, puis à un travail sur l’asepsie ; et, en 1881, à partir de ses expériences sur le choléra des poules, à l’énoncé du principe de la vaccination, dont Jenner avait posé les prémisses presqu’un siècle plus tôt, contre la variole. En 1884, il fera sa première expérience vaccinale humaine contre la rage. Vingt-trois ans plus tôt, la publication des découvertes de Semmelweis sur la propagation des infections dans les fièvres puerpérales avait été rejetée par la communauté médicale de l’Empire austro-hongrois.
Aux yeux des historiens contemporains, Pasteur, s’il est bien sûr un chercheur de haut niveau, est moins un grand inventeur qu’un excellent publicitaire, qui sait utiliser même ses erreurs comme des arguments de communication, et s’attache les faveurs institutionnelles par un important travail de réseau. Candidat aux élections sénatoriales, il est de ce fait à l’interface du monde de la recherche à la grande période du positivisme scientiste, du monde médiatique émergent, et du monde politique qui en est le corrélat.
Commençant sa carrière de chimiste sous le Second Empire, il devient biologiste en relation étroite avec les enjeux économiques de cette nouvelle discipline : c’est parce que Napoléon III le charge, en 1863, de l’étude des problématiques de conservation de la production viticole, devenue un objet commercial sans précédent, qu’il invente ce qui prendra le nom de « pasteurisation ». Ses recherches biologiques le conduisent de même, dans le domaine de la production textile, à étudier la maladie des vers à soie, puis à trouver des procédés de conservation de la bière, jusqu’à ce que le ministère de l’agriculture le charge, dans les années 1870, des pathologies de l’élevage : moutons, bovins, porcs, poules.
Ses recherches sont donc d’abord liées à la production économique française, sous la commande de chefs d’entreprise, puis dans un contexte de guerre (celle de 1870, qui met fin au second Empire). Mais aussi dans un contexte d’industrialisation, dont les effets se font rapidement sentir sur la production agricole et sur l’extension des réseaux commerciaux. Et c’est dans ce contexte qu’il commencera, à partir de 1877, dans la phase d’extension coloniale de la IIIème République, à orienter sa recherche vers la médecine proprement dite. La vaccination est donc d’abord l’extension au monde humain des problématiques épidémiologiques de la recherche vétérinaire. Les animaux, en ce sens, constituent moins ici un instrument d’expérimentation pour l’homme, qu’un modèle de la façon dont peuvent se traiter les masses humaines, non seulement en termes épidémiologiques, mais en termes politiques.

2. Des régimes de santé en période coloniale

De ce point de vue, le contexte colonial est lui-même particulièrement éclairant. Les collaborateurs de Pasteur (Adrien Loir en Australie et en Tunisie, Calmette en Asie du Sud-Est, Yersin en Chine, qui découvrira le bacille de la peste) sillonnent le monde colonial.
Pour la revue La Nature (ancêtre de La Recherche), Adrien Loir publie des articles sur les aborigènes d’Australie, la destruction des termites dans les pays tropicaux, la main d’œuvre dans les mines d’or d’Afrique du Sud, ou le chemin de fer du Cap au Caire. Autant de sujets qui relèvent davantage d’une problématique de conquête économique et commerciale, que d’une attention à la souffrance humaine.
Anne-Marie Moulin met en évidence ces éléments d’équivalence entre le cheptel et les peuples colonisés, mais aussi de ce fait la manière dont le traitement de ces peuples peut devenir un modèle pour celui des populations métropolitaines :

Les décrets pour la vaccination obligatoire ont parfois reflété l'effort politique poursoumettre des populations et des minorités. Ils expriment en même temps l'équivalence biologiquequi fait de la masse, dominants et dominés réunis, un cheptel dont vie et mort sont réductibles à de simples éléments numériques. Si la contrainte médicale a partie liée avec la contrainte politique, la leçon épidémiologique de la vaccination de masse aux colonies a été retransférée ultérieurement en métropole, reconnaissance fruste d'une équivalence biologique entre les hommes.

Il s’agit ici d’utiliser les peuples colonisés comme modèles d’un laboratoire politique : celui qui, à partir de l’industrialisation de l’élevage animal, conduit à penser la gestion des masses.
La période coloniale offre alors une double opportunité : celle d’une expérimentation des rapports de contrainte et de soumission à grande échelle, sur ce que beaucoup considèrent comme un cheptel humain ; et celle d’une extension des processus expérimentaux du monde animal au monde humain. La situation de non-droit des peuples coloniaux offre à la recherche occidentale un vaste territoire d’expérimentation médicale possible sur des sujets non protégés juridiquement. Et Anne-Marie Moulin met en évidence les abîmes qui s’ouvrent, au sein de la réglementation juridique, entre les lois sur la vaccination qui régissent les territoires métropolitains, et celles qui régissent les territoires d’outre-mer, sous la même administration française :

Rien d'étonnant si la vaccination antivariolique a été déclarée obligatoire en Cochinchine , alors qu'elle ne deviendra obligatoire en France qu'en 1902. Le paradoxe juridique est encore plus grand quand en Algérie, département français soumis officiellement à la même législation qu'en métropole, les pastoriens sont favorables à la vaccination obligatoire qui n'est pas légale dans l'hexagone. Les colonies ont donc permis une expérimentation de la vaccination à une échelle sans précédent.

C’est à partir de là qu’on peut envisager les diverses modalités de résistance à la vaccination, au sens où, là encore, l’histoire coloniale fait modèle, mais dans le mouvement inverse, du côté de la défiance à l’égard du pouvoir. Dans L’An V de la révolution algérienne, publié en 1959, Frantz Fanon, psychiatre d’origine martiniquaise, ayant participé aux combats de la Libération de la France autour de 1945, et venu ensuite exercer en Algérie où il s’engagera aux côtés du FLN, écrit :

La science médicale occidentale, introduite en Algérie en même temps que le racisme et l’humiliation, a toujours, en tant que partie du système oppressif, provoqué chez l’autochtone une attitude ambivalente. (…) Mauvais consultant, le colonisé algérien va se révéler un piètre malade. Irrégularité dans la prise du médicament, erreur dans les doses ou dans les modes d’administration, incapacité d’apprécier l’importance de visites médicales périodiques, attitude paradoxale, frivole, à l’égard du régime alimentaire prescrit, telles sont les particularités les plus frappantes et les plus communes constatées par le médecin colonisateur. (…) Pour une grande partie des colonisés, le médecin autochtone est assimilé au policier autochtone, au caïd, au notable.

Le premier motif de résistance à la vaccination est de cet ordre : un médecin prescripteur assimilé au policier autochtone, au caïd, au notable. Et Fanon, qui fait partie non seulement par son origine des colonisés, mais par sa profession de ces médecins exerçant en territoire colonisé, sait bien de quoi il parle, et quelles sont les excellentes raisons de procéder à une telle assimilation : il a produit une violente critique des abus de la psychiatrie coloniale raciste mise en place en Algérie par le Dr Antoine Porot, dont les émules continuent encore, actuellement, de valoriser les œuvres .
La défiance est l’attitude ordinaire, parfaitement logique, du colonisé à l’égard de la prescription du médecin colonial. Et dans le monde humanitaire, tout soignant ayant exercé des missions sait pertinemment qu’elle est toujours à l’œuvre au sein des populations exposées à l’intervention des expatriés. Se traduisant soit par la fuite, soit par l’appel à d’autres pratiques médicales, issues des traditions locales. Qui n’a pas croisé, sur la route du dispensaire humanitaire, les porteurs de filets contenant des malades, se hâtant vers le guérisseur en sens inverse ? Il en est de la médecine coloniale comme de l’école coloniale : elle soumet le sujet à une injonction paradoxale, écartelée entre le désir de guérir ou d’apprendre, et la conviction que ceux qui prétendent le réaliser le font à l’encontre de son intérêt.

3. Les politiques du déni

En outre, pour ce qui est de la vaccination, les auteurs mettent l’accent sur une autre évidence : la réalité de pratiques déjà présentes sur le territoire, et intentionnellement ignorées ou méprisées par les biologistes occidentaux. Anne-Marie Moulin l’écrit :

A cause de l'idéologie coloniale appuyée sur la médecine qui a placé la vaccination au centre du dispositif hygiéniste des militaires, on oublie souvent que la politique sanitairene survenaitpasdans un complet vide culturel dans la plupart des pays colonisés. Par exemple on a oublié qu'en Tunisie, en 1879, doncavant l'invasion française, sous l'influence mais non la pression des Européens, le bey Sadok avait promulgué l'obligation de la vaccine et délégué un corps de vaccinateurs auprès des chefs de famille.

Autrement dit, le système imposé par la contrainte coloniale survient dans un contexte où il vient relayer le système dominant précédent. Et l’auteur montre que la nécessité de la contrainte est précisément ce qui fait de la vaccination à la fois un facteur d’amélioration réelle en termes de santé publique, et une occasion constante de manifestation du pouvoir politique.
Dans le système colonial, la vaccination au centre du dispositif hygiéniste des militaires interdit à la population de croire réellement à son efficacité sanitaire. L’intention dominatrice du vaccinateur, relayant de façon plus violente encore le pouvoir précédent, abolit la confiance dans sa compétence médicale. Et les populations cibles des campagnes de vaccination sont à la fois victimes et témoins non seulement de cette intention, mais des formes de négationnisme qui l’accompagnent : déni de la réalité (et de la partielle efficacité) des pratiques médicales traditionnelles, réduites à de simples effets d’ignorance ou de superstition ; mais aussi déni des antécédents des pratiques vaccinales sur les territoires où elles sont imposées par l’occupant. L’exemple tunisien donné par l’auteure est éloquent, puisque c’est précisément en Tunisie que le neveu et collaborateur de Pasteur mettra en place, en 1893, l’Institut Pasteur de Tunis, quatorze ans après l’obligation de vaccination promulguée par le bey Sadok, et sans s’y référer. Depuis 1881, ce dernier avait signé le pacte inaugurant le Protectorat français en Tunisie, afin de « résorber la dette extérieure du pays » …
Travaillant sur l’histoire des Instituts Pasteur au Viet-Nam (le premier Institut Pasteur délocalisé a été fondé à Saïgon en 1891), Annick Guénel, historienne des sciences, établira un parallèle entre les résistances à la vaccination dans les villages colonisés d’Asie du Sud-Est, et les mêmes résistances constatées dans le milieu rural des provinces françaises. Dans les deux cas, c’est une défiance générale à l’égard des abus réitérés d’un pouvoir central qui motive les résistances aux politiques vaccinales qu’il préconise. Et cette hostilité de fond, si elle ne conduit pas à la mise en échec de ces politiques, les rend en tout cas plus difficiles à promouvoir et moins efficaces opérationnellement. C’est sur ce point qu’insiste l’anthropologue Frédérick Keck dans un article de 2009 :

La circulation de rumeurs sur la dangerosité des vaccins, en mettant en question la confiance du sujet vaccinal dans l’État comme organisateur de la santé publique, renoue avec des formes passées de contestation de la vaccination, notamment dans les sociétés coloniales.

4. Les mutations de l’Etat-nation : de la protection à la sécurité

Mais l’Etat néo-libéral du XXIème siècle n’est plus le même que l’Etat-nation de la fin du XIXème. Et ce qu’il a perdu, c’est précisément le dispositif de souveraineté qui le rendait maître de ses décisions au sein de son propre territoire. La rhétorique économique de la « dette extérieure », qui avait, on l’a vu, conduit la Tunisie à renoncer à sa souveraineté au profit d’un système de protectorat en 1881, vient de placer la Grèce à son corps défendant, après le Portugal, dans les mains de la « troïka » des politiques monétaires européennes et internationales. Et cette rhétorique de la globalisation va de pair non pas avec la fin de l’Etat, mais avec les nouvelles fonctions qui lui sont attribuées : non plus défendre une politique nationale (fût-elle colonialiste), mais servir de sentinelle à un « ordre » international qui s’identifie à des puissances économiques et financières. Comme le montrait déjà très clairement Michel Foucault à la fin des années soixante-dix, l’Etat ne renonce à une politique de souveraineté que pour assurer une politique de contrôle. Il le dit dans son cours au Collège de France de 1976 « Il faut défendre la société » :

Plutôt que le triple préalable de la loi, de l’unité du sujet – qui fait de la souveraineté la source du pouvoir et le fondement des institutions -, je crois qu’il faut prendre le triple point de vue des techniques, de l’hétérogénéité des techniques et de leur effet d’assujettissement, qui font des procédés de domination la trame effective des relations de pouvoir et des grands appareils de pouvoir. La fabrication des sujets plutôt que la genèse du souverain : voilà le thème général.

L’ « effet d’assujettissement des techniques », concerne ici autant les techniques médicales que la rhétorique économique et gestionnaire dont elles sont le support. Et c’est cette forme de gestion des populations que Foucault qualifie de « gouvernementalité » : un concept plus diffus que celui de gouvernement, supposant une gestion des populations similaire à celle du troupeau, et que Foucault qualifiera de « pastorale » (avec toutes les connotations que peut suggérer ici le nom même du fondateur français de la vaccination). Foucault analysait cette mutation dans les années soixante-dix, fondant sur elle la notion de biopouvoir : un pouvoir s’exerçant à partir de la réponse aux besoins organiques, et fondant sur elle la décision politique. C’est à nouveaux frais qu’on peut l’interpréter au début des années deux mille, à partir des processus supra-étatiques, dont l’Etat lui-même n’apparaît plus que comme un instrument. Et la question épidémiologique est au cœur de cette mutation. Frédérick Keck en donne quelques éléments d’analyse :

Ce nouveau modèle de santé publique – appelé aussi «santé globale» – a en effet été rapporté à la mise en place d’un ordre post-colonial et néo-libéral selon lequel, les nouvelles maladies pouvant surgir de n’importe quel lieu et se diffuser rapidement au globe par les moyens de transport, il convient de surveiller les mutations des pathogènes par une «clinique globale». Dans cette perspective, les États peuvent apparaître comme de simples opérateurs pour des entreprises pharmaceutiques internationales. Mais ils ont aussi pour obligation de repérer des « sentinelles » exposées en première ligne aux maladies qui arrivent de l’étranger.

Une double transformation s’opère ici à l’égard de l’Etat : d’une part celle qui en fait une « sentinelle », le pasteur local d’un ordre global, porteur d’intérêts qui le dépassent lui-même ; d’autre part celle qui le réduit à un « simple opérateur pour des entreprises pharmaceutiques internationales », c'est-à-dire celle qui identifie dans ces intérêts une simple affaire mercantile. La première transformation lui fait perdre sa souveraineté politique ; la seconde lui fait perdre son autorité morale. Dans la première il perd sa puissance, dans la seconde sa légitimité. Et il est à remarquer que cette seconde transformation est corrélative du discrédit jeté dans les années 1980 sur l’Etat-providence dont le concept avait émergé un siècle plus tôt.
Dans un article paru en 2012, le sociologue Didier Torny affirmait :

Le processus d’importation de nouveaux concepts dans la sphère publique n’a pas pour seule origine la sphère militaire, mais s’inspire également des pratiques managériales.

Et il ajoutait :

Tout comme certains étudiants argentins considéraient que, derrière les annonces sur le « patient zéro » de la grippe A/H1N1, on pouvait trouver la main de Donald Rumsfeld et du laboratoire Roche, fabricant du Tamiflu®, de nombreux experts et politiques ont considéré la modification de la définition de la pandémie comme un élément de preuve de l’influence de l’industrie pharmaceutique sur l’OMS.

Deux fois secrétaire à la défense des Etats-Unis, Donald Rumsfeld était Président du Conseil d’administration du laboratoire Searle qui, ayant développé le Tamiflu® massivement et abusivement utilisé dans le traitement de la grippe aviaire et de la grippe H1N1, a été racheté par la Compagnie Monsanto. Stratège de la guerre d’Irak en 2003, responsable du bureau qui a inventé pour la justifier le concept fallacieux d’« armes de destruction massive », il est un des représentants les plus typiques de ce que Jean-Paul Gaudillière, dans Inventer la biomédecine, a analysé sous la dénomination de “complexe médicalo-bio-industriel” . Complexe dont l’analogie de constitution est évidente avec le complexe militaro-industriel né des années de la seconde guerre mondiale.
Ainsi, de la sphère militaire aux pratiques managériales, la transition devient insensible. Mais en outre, l’omerta jetée sur les conflits d’intérêt a pour conséquence, au niveau planétaire, une redéfinition du concept de sécurité, qui l’oppose radicalement à celui de protection.
Ce sont précisément ces confusions et ces antagonismes qui produisent des indéterminations destructrices, et font de l’Organisation Mondiale de la Santé une annexe de l’Organisation Mondiale du Commerce, dans le temps même où elles réduisent les Etats à devenir des donneurs d’ordre de la production militaire entrepreneuriale, et des débouchés pour ses marchés.

Or cette opposition paradoxale entre sécurité et protection produit, en même temps que l’émergence des politiques sécuritaires les plus discriminantes, l’abandon des exigences minimales d’une sécurité sociale authentiquement protectrice. Un tel choix politique ne peut provoquer que la défiance des sujets qu’il prétend diriger. Concernant la vaccination, ce n’est plus une défiance à l’égard de la puissance politique dominante, comme ce pouvait être encore le cas dans la période coloniale. Mais c’est bien plutôt une défiance à l’égard de l’inféodation de cette puissance même à des intérêts qui lui sont étrangers. Et c’est bien l’un des effets majeurs du néolibéralisme, de n’avoir pas seulement instrumentalisé le pouvoir de l’Etat, mais d’avoir paradoxalement, de la façon la plus perversement dominatrice, réalisé une part du rêve anarchiste : saper les fondements de l’autorité étatique.