La Bureaucratisation de la santé


...comme mode de discrimination.
Pour le colloque De quelques champs problématiques tracés dans les humanités médicales
Institut Universitaire d'Histoire de la Médecine et de la Santé Publique Université de Lausanne / CHUV, 27-28 mai 2016
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1. Bureaucratie versus libéralisme ?
2. Les dérives du concept de « social »
3. L’impact inégalisant des logiques d’assistanat
4. L’emprise bureaucratique dans le monde post-colonial
5. La Némèsis médicale comme retour du refoulé en territoire occidental
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Le crédit dont se pare une organisation gestionnaire de la santé est souvent celui de sa rationalisation : comptabiliser serait une forme de retour à la règle, de manifestation d’une exigence de rigueur, allant de pair avec l’exigence de scientificité qui est supposée caractériser le discours médical.
Or, dans le monde contemporain, l’expansion de ce concept gestionnaire va au contraire de pair avec une dérégulation des politiques de santé publique : elle expose un nombre croissant de sujets à la maladie et à la mort, les privant de la protection que devrait leur offrir leur présence sur un territoire juridiquement administré.
Cette politique du chiffre se traduit par une bureaucratisation de la vie, qui, loin de permettre son organisation, conduit au contraire non pas seulement à son chaos, mais, dans ce chaos même, à l’accentuation des clivages et des discriminations. C’est ce paradoxe que nous souhaitons interroger ici.

1. Bureaucratie versus libéralisme ?

Les représentations du système bureaucratique n’ont rien de contemporain : elles sont liées aux nécessités de l’administration des territoires depuis la plus haute Antiquité : en Égypte, en Mésopotamie, en Perse, l’efficacité des grand royaumes ou des empires est conditionnée par le travail des scribes : ceux qui notent, transcrivent, transforment en trace écrite pour établir la centralisation du contrôle, condition effective de l’autorité du pouvoir. Et les technocraties contemporaines ne font en ce sens que poursuivre et prolonger une tradition policière du contrôle à la nécessité de l’attestation : une mutation du réel en symbolique par lequel la représentation du formulaire se substitue à la réalité de la présence et ouvre à la possibilité de sa reconnaissance.
Savoir écrire, lire, compter, réservé longtemps à une élite minoritaire, créera les conditions d’une maîtrise de l’environnement social, de la réalité politique et économique, et l’analphabétisme créera de ce fait les conditions supplémentaires d’une soumission au pouvoir. Être sous contrôle déterminera les conditions de la survie en même temps que celles de l’assujetissement.
La modernité va accroître le phénomène et le faire muter dans cette configuration que Foucault a énoncée, à partir de 1976 dans La Volonté de savoir, comme « biopolitique ». Et à cet égard, l’autoritarisme des systèmes de pouvoir ira de pair, dans le même temps, et avec les possibilités d’une amélioration de l’hygiène et de la santé, et avec celles d’une extension de la surveillance policière. L’État militaire et bureaucratique de la Prusse de Bismarck crée dans les années 1860 le premier régime de sécurité sociale en Europe, par lequel la préoccupation de la santé publique s’accompagne de l’intrusion policière liée à la centralisation étatique.
Les régimes staliniens d’Europe de l’Est, à la suite de l’Union Soviétique, reprendront à leur compte cette corrélation entre la tyrannie du régime et l’efficacité de son intervention médicale. Dans la Bulgarie de 2014, celle des protestations massives contre la corruption du régime issu de la chute des blocs, l’unanimité se fera sur les effets destructeurs sur la santé publique de la fin du régime stalinien de Todor Jivkov, au tournant des années 90. La bureaucratie soviétique, honnie, décriée, produisant autant d’absurdités gestionnaires que de violences policières, avait au moins établi un maillage du territoire en termes d’hôpitaux et de dispensaires, dont le réseau sera totalement déstructuré et détruit par l’irruption brutale des politiques libérales sur le territoire.
Le philosophe Hans Kelsen, théoricien du positivisme juridique, mettra de ce point de vue en évidence, dans son ouvrage Théorie pure du droit, publié en 1934, l’injonction paradoxale que constitue, en droit, la contradiction entre l’exigence de sécurité sociale telle qu’elle s’imposait dans les régimes totalitaires au XXème siècle, et l’exigence de liberté telle qu’elle se légitimait dans les régimes libéraux. En gros, le modèle soviétique opposé au modèle américain. Ou ce que les libéraux français théoriseront comme différence entre « droits créance » et « droits-liberté », laissant entendre par là que si l’on veut être libre, il vaut mieux renoncer au caractère inaliénable des droits qui fondent tout simplement la possibilité d’exister. C’est sur cet incroyable sophisme que s’est appuyée, après les années quatre-vingt, le discrédit jeté sur une exigence de justice au motif des crimes du régime stalinien : revendiquer des droits équivaudrait à renoncer à la liberté.
Le thème de la dénonciation de la bureaucratie a donc été un leit-motiv des politiques libérales, prenant le relais des critiques que Benjamin Constant adressait déjà, au début du XIXème siècle, à la pensée républicaine de Rousseau : le pouvoir de l’État, comme puissance d’intrusion dans l’espace privé, est un potentiel de destruction des libertés, et non pas de leur reconnaissance. Le concept de « liberté civile », tel qu’il s’élabore chez Rousseau dans Le Contrat social en 1762, était ainsi destitué par Benjamin Constant comme une oxymore : il ne peut y avoir de liberté qu’à l’encontre de l’autorité étatique, et non pas fondée par elle. La dimension liberticide de l’État, ainsi affirmée, posait l’option libérale dans une définition de la liberté par la négative : est libre ce qui est émancipé à l’égard de la contrainte étatique. Et la guerre d’Indépendance de l’Amérique du Nord à l’égard de l’Angleterre allait elle-même se légitimer sur ce principe. La Boston Tea Party allait en faire emblème : le refus de la taxe commerciale sur le thé, imposée par le pouvoir central de la métropole, signifiait d’emblée une liberté identifiée au libre-échange, et celui-ci associé au refus de la bureaucratie fiscale. Une marchandise déliée de l’impôt se signifiait par là même déliée du contrôle étatique et du système bureaucratique qui l’incarnait.
Bureaucratie monarchique (telle qu’elle incarne l’autoritarisme à l’égard des colons américains), bureaucratie nazie (celle de l’impeccable gestion des transports humains et des camps telle qu’elle s’incarne dans la figure technocratique d’Eichmann), bureaucratie stalinienne (telle qu’elle aboutit à la mise à l’écart des dissidents par le diagnostic psychiatrique), demeurent ces figure repoussoirs par lesquelles la revendication de liberté s’affirme prioritairement comme une récusation du contrôle, avant d’identifier celui-ci aux crimes d’État commis en son nom et par son instrumentalisation.

Or cette antienne de la pensée libérale, comme identification de la liberté à l’affaiblissement du pouvoir étatique, va, de la façon la plus perverse, s’incarner, dès les débuts de la démocratie américaine, dans des hommes d’État : ce sont des responsables étatiques qui vont mettre en œuvre et réaliser le programme de la pensée libérale, comme programmation d’une dérégulation systématique du contrôle de l’État sur la circulation des marchandises, de son retrait à l’égard du système de production qui le conditionne, et de son impuissance intentionnelle à rééquilibrer les rapport inter-humains d’organisation du travail qui garantissent l’efficacité de cette production. Au tournant des années quatre-vingt, on repère aisément, dans « l’ère Reagan » aux USA comme dans « l’ère Thatcher » en Angleterre, cet entrisme acharné de l’idéologie libérale au cœur de l’appareil d’État, comme l’historien américain Howard Zinn le repérait, dès la fondation des Etats-Unis d’Amérique, dans les figures de commerçants des Pères Fondateurs. Il écrit ainsi :

En fin de compte, c’est Abraham Lincoln qui incarnera à la perfection cette alliance entre les intérêts des milieux d’affaires, les ambitions politiques du nouveau parti républicain et la rhétorique humaniste.

Et plus loin, citant un autre historien américain à propos de la proclamation d’émancipation des esclaves par les États du Nord :

Hofstadter considère que la proclamation de l’Émancipation « avait autant d’élévation morale qu’un bon de livraison ».

Ce paradoxe d’un pouvoir étatique identifié à l’anti-étatisme éclaire d’un jour spécifique la façon dont les dénonciations d’une bureaucratie liberticide n’ont cessé de fonder l’identification du communisme au stalinisme, et le rejet de toute pensée sociale qui s’en est affirmé comme le vecteur, jusqu’au moment où le terme même de « social » en est venu à signifier une pensée de la discrimination. De cette inversion du sens du mot « social », le retournement du dispositif bureaucratique, de motif de dénonciation de la tyrannie soviétique en soubassement des technocraties libérales, nous paraît être un instrument majeur.

2. Les dérives du concept de « social »

Le mot « social » vient du latin « socius », qui signifie l’associé, le compagnon, l’allié, le complice, dans une relation d’équivalence, de partage et d’égalité. La « societas » latine est réunion, communauté, association commerciale, société fermière, alliance, union politique, sociale ou économique, dans laquelle les responsabilités sont en partage. Le « sociofraudus » est celui qui trompe son associé, et le verbe « sociare » signifie partager son trône, mettre en commun sa puissance. C’est l’équivalent du « politès » grec, qui signifie le concitoyen, l’égal au sein de la Cité, celui avec qui l’on partage les lois communes et la responsabilité politique. « Politikos » désigne donc en grec ce qui rassemble les citoyens, le social, et qualifie l’humanité par opposition à l’animalité. C’est ce qui permet à Aristote, au IVème siècle av JC, de qualifier l’homme d’ « animal politique », c'est-à-dire d’être vivant spécifiquement destiné à l’entrée en société, c'est-à-dire à la prise de décision commune.
Le terme de « corps social », tel qu’un théoricien comme Hobbes va le conceptualiser au XVIIème siècle, définit une solidarité politique entre les citoyens qui se sentent solidarisés au moins par la fiction d’un pacte.
A la période contemporaine, le mot en est venu à désigner exactement l’inverse de ce qu’il prétendait mettre en œuvre : de l’expression des relations d’équivalence, il en est venu à évoquer au contraire la réalité de l’inégalité, et à désigner en particulier tout le champ des positions subalternes. Tout ce qui fait qu’il n’existe précisément pas de corps social, mais seulement des rapports de classe : politique sociale, aide sociale, mesure sociale, font partie des catégories juridiques et institutionnelles applicables exclusivement aux classes dites « défavorisées », c'est-à-dire aux groupes de population considérés comme subalternes en termes de statut économique, et par là même aussi en termes de reconnaissance et de valeur symbolique. Des ensembles sociétaux qui font l’objet non pas d’un droit commun, mais de sortes de juridictions d’exception destinées à promouvoir, par une terminologie éloquente, des mesures de « discrimination positive ». De plus en plus, ces mesures à la marge, elles-mêmes précaires et susceptibles à tout moment, selon les aléas des décisions législatives ou gouvernementales, d’être remises en cause, vont devenir le lot quotidien non pas de groupes marginaux, mais de catégories entières de population soumises à l’arbitraire de ces mesures.
Assistante sociale, travailleur social, éducateur social, sont des professions dédiées à cette activité de distribuer les mesures sociales, dans des parts du territoire national qui deviennent elles-mêmes des « zones » : d’éducation prioritaire ou d’urbanisation prioritaire. « Prioritaire » signifiant ici, par un redoutable effet de double langage, parfaitement secondaire, voie tout à fait accessoire. Et, à coup sûr, nullement premier ni essentiel en termes de décision politique. Est social ce qui exclut les sujets des processus de décision pour en faire des objets de la décision. Et de ce point de vue, l’architecture et l’urbanisme sont des domaines dont la dimension institutionnelle contribue à créer des dispositifs d’assignation qui rendent passif celui qui en est l’objet, au lieu de faire reconnaître la spécificité et la temporalité des positions qui rendent actif. « Social » finit ainsi par désigner paradoxalement ce qui est non pas liant, mais au contraire délié des politiques communes pour faire l’objet de mesures spécifiques, temporaires, précaires ou d’exception.

Le logement social fait évidemment partie de ces catégories : il est attribué sur des zones spécifiques et déterminées, à des sujets qui sont supposés n’avoir pas d’accès possible au logement dans les termes du droit (et du coût) commun. Dans des espaces où la spéculation immobilière est particulièrement virulente, aucune catégorie même moyenne de la population n’y aura accès, et la demande de logement social deviendra un moyen de se loger pour tous ceux dont la position sociale sera non pas du tout marginale, mais plutôt majoritaire. C'est-à-dire non spécifiquement privilégiée.
Cette dégradation du mot « social » coïncide à la fois avec une montée des inégalités, et avec une tentative de mettre en œuvre les formes d’occultation qui peuvent la masquer. Le double langage dont le terme est vecteur traduit une volonté d’euphémisation : la violence économique de l’inégalité s’y traduit en termes d’insistance politique sur l’effet de compensation. Et du même coup, le droit commun y bascule du côté de logiques d’assistanat parfaitement conformes à une rhétorique humanitaire plutôt qu’à une reconnaissance des droits.
Ensuite, dans un second temps, c’est cette logique d’assistanat qui permettra de traiter d’ « assisté » celui qu’on y a soumis, et de lui infliger le discrédit social imputé au parasite. Celui qui fait l’objet de « mesures sociales », celui qui fait une demande de « logement social », celui qui se retrouve dans le bureau de l’assistante sociale, ou qui se voit attribuer un éducateur social, semble avoir été dévié des circuits de la production pour être réorienté vers ceux de la soumission. Et de ce cercle de la réorientation dévaluante, il est particulièrement difficile, voire quasiment impossible, de s’extraire.
L’espace est donc l’objet d’une logique d’exclusion, qui se nourrit ensuite elle-même de ses propres exclusives. Les logiques bureaucratiques n’en sont pas seulement la conséquence administrative : elles en sont aussi un instrument, puisqu’elles contribuent à la dévalorisation sociale des catégories dites « défavorisées » par le contrôle permanent qui leur est imposé. Remplir d’interminables formulaires pour l’accès au logement, pour l’accès aux soins, pour l’accès aux droits, présente alors trois effets : d’une part maintenir les personnes dans la conviction qu’elles sont bien des assistées, ou des assujetties ; d’autre part exercer sur elles la permanence d’un contrôle accru ; enfin, donner une occasion supplémentaire au système (celle d’une erreur de la part du demandeur ou d’un oubli administratif) de ne pas leur accorder le droit qu’ils sont ainsi contraints de réclamer.

3. L’impact inégalisant des logiques d’assistanat

L’intervention des logiques bureaucratiques est ainsi analysée par l’anthropologue David Graeber dans Bureaucratie, un ouvrage récemment paru où il analyse les mécanismes économico-politiques de cette forme de soumission spécifique qu’est l’assignation à la bureaucratie, dans un espace ultra-libéral qui prétendait pourtant la combattre et en faire l’épouvantail des sociétés totalitaires, et plus précisément soviétiques. Il écrit ainsi :

Loi d’airain du libéralisme : Toute réforme de marché –toute initiative gouvernementale conçue pour réduire les pesanteurs administratives et promouvoir les forces du marché – aura pour effet ultime d’accroître le nombre total de réglementations, le volume total de paperasse et l’effectif total des agents de l’État.

Et il désigne l’accentuation de ce phénomène à partir des années 1970, dont il fait le point de cristallisation autour du modèle entrepreneurial américain :

Ce qui a posé les bases de notre réalité actuelle, c’est une sorte de pivotement stratégique des hautes sphères de la bureaucratie d’entreprise aux Etats-Unis à partir des années 1970. Ces dirigeants se sont éloignés des travailleurs et rapprochés des actionnaires, puis, finalement, de toute la structure financière. Les fusions et acquisitions, OPA, obligations pourries et pillages des actifs - nés sous Reagan et Thatcher et parvenus à leur apogée avec l’ascension des fonds d’investissement privés – n’ont été que quelques uns des mécanismes initiaux les plus spectaculaires qui ont concrétisé ce renversement d’alliances. En fait, il y a eu un double mouvement : la gestion des grandes compagnies s’est financiarisée, et, simultanément, le secteur financier s’est organisé en grandes compagnies, car les banques d’affaires, fonds spéculatifs et autres, ont remplacé, pour l’essentiel, les investissseurs individuels.

L’ouvrage de David Graeber éclaire ainsi d’un jour violent les tenants et les aboutissants de cette forme spécifique d’abstraction de la vie que constitue le moment bureaucratique : celui où l’accumulation des données du mot et du chiffre va tenir lieu de rapport au réel, et de ce fait même produire du réel, dans la mesure où l’usage de l’accumulation est lui-même performatif.
À cet égard, l’ère de l’informatique va ouvrir un champ infini à l’intention bureaucratique : le stockage des données ne nécessite même plus ni l’espace concret d’un bureau, ni l’objet palpable d’une feuille de papier. Et ce ne sont plus seulement les corps qui sont réduits à l’abstraction des chiffres, mais les chiffres eux-mêmes qui sont virtualisés, et en quelque sorte déterritorialisés de leur espace d’apparition. L’intérêt du travail de Graeber est qu’il relie la question technocratique de la bureaucratie à ses déterminants, c'est-à-dire à ses visées économiques et socio-politiques. Son analyse tient tous les bouts de la chaîne :

C’est le véritable point culminant de la montagne des formulaires d’évaluation : à la base, l’assistante sociale exaspérante chargée de déterminer si vous êtes vraiment assez pauvre pour mériter une exonération des frais médicaux de vos enfants, et au sommet, le trader « haute fréquence » en complet qui parie sur le temps que vous allez mettre à déclarer forfait pour votre prêt immobilier.

En une phrase, le harcèlement social est directement connecté à la financiarisation de l’économie, et il en apparaît comme la conséquence directe. L’abstraction du réel que constitue la financiarisation de l’économie sous la figure du trader apparaît comme l’une des faces de la tête de Janus dont l’autre face est celle de l’assistante sociale : d’un côté le déchaînement de la spéculation financière qui va permettre des enrichissements sans frein ; de l’autre, celui de la culpabilisation sociale, qui va légitimer des appauvrissements sans compensation. Et entre les deux, toute la chaîne du rapport à l’assurance : assurance sociale qui ouvre le droit au soin ; assurance bancaire qui ouvre le droit au prêt, et de ce fait spécule aussi sur tout ce qui pourrait le fermer. Spéculation financière, spéculation immobilière, spéculation sur la santé, sont les formes différenciées d’une identique abstraction de la vie dont la systémique bureaucratique prend les contours du système assurantiel : parier sur le temps que vous allez mettre à déclarer forfait pour votre prêt immobilier, c’est non seulement anticiper sur les conditions réelles du prêt et sur les virtualités morbides incluses dans la définition même de toute vie humaine, mais c’est aussi spéculer sur le découragement que va immanquablement produire la machine bureaucratique. Et ce découragement aura pour conséquence que non seulement bien des prêts immobiliers, mais aussi bien des droits au soin ne seront pas ouverts. Il aura aussi pour conséquence que le corps lui-même, en tant que potentiel biologique de maladie ou de mort, sera en quelque sorte mis en gage dans le système de prêt, comme vecteur biopolitique de sa propre valeur économique, dans une rigoureuse mise en application du calcul des probabilités, prenant en compte une accumulation de données dont la somme vaudra non seulement comme possibilité d’acheter, mais aussi comme possibilité de se soigner, et donc de promouvoir sa propre valeur marchande.
Ainsi Graeber écrit-il :

À la fin du XXème siècle, les citoyens de classe moyenne n’ont-ils pas passé de plus en plus d’heures à se débattre avec les menus à option des boîtes vocales ou les interfaces des sites Web ? Et les moins fortunés, encore plus de temps à sauter dans des cerceaux toujours plus emmêlés pour accéder à des services sociaux toujours plus maigres ?

Ainsi le harcèlement du contrôle va-t-il systématiquement s’accentuer de la précarisation des sujets : relativement acceptable – même si difficilement supportable – pour des sujets issus des classes moyennes et sédentaires sur leur territoire d’origine, il devient radicalement intrusif à l’égard des sujets considérés comme dégradés, socialement dévalorisés, économiquement exploités ou « ethniquement » subalternes.
Dans Le Quai de Wigan, George Orwell présentait déjà l’assignation à l’attente dans une file en vue d’un secours ou d’une assistance alimentaire comme un mode très intentionnel d’assujettissement. Il écrit d’un des mineurs du sud de l’Angleterre auprès desquels il mène, en 1937, un travail de terrain :

Il ne pouvait pas, par exemple, percevoir le montant de sa pension quand il le voulait et comme il le voulait. Il devait se rendre une fois par semaine aux bureaux de la compagnie, à une heure fixée par celle-ci, et une fois là il devait faire le pied de grue des heures durant, en plein vent.

Et la nécessité de faire le pied de grue des heures durant signifie à la fois un temps exclusivement dévolu à l’attente, et la mise en suspens de la possibilité d’agir. Mais il signifie aussi l’assignation à la position du quémandeur, dans l’attitude constante de la prière et de la soumission. Orwell, sur le terrain de sa recherche, ne cesse de mettre en évidence l’écart entre sa condition d’intellectuel relativement précaire, mais bénéficiant de ce que Bourdieu appellera le « capital social », et la condition des ouvriers mineurs objet de son travail. Et ce que cet écart provoque en lui ne relève pas simplement de l’objectivation sociologique, mais du choc politique :

Même au bord de la famine, j’ai encore certains droits qui s’attachent à ma qualité de bourgeois. Je ne gagne pas beaucoup plus qu’un mineur, mais du moins l’argent que je gagne est fort civilement versé à ma banque, et j’ai le loisir de l’encaisser quand il me plaît. (…) Les mille petites mesquineries et vexations, le fait de devoir attendre, d’en être toujours réduit à dépendre du bon vouloir d’autrui, tout cela est l’apanage de la condition ouvrière.

Mais les mille petites mesquineries et vexations bureaucratiques s’accompagnent en outre de tout ce que cela signifie en termes d’intrusion dans la vie privée, le viol de l’intime étant inversement proportionnel à la fortune. Orwell met ici en évidence cette forme spécifique de l’intervention bureaucratique qu’est le droit de regard direct sur le cercle familial, et le jugement porté sur la vie privée au nom du besoin d’assistance :

Il y a quelque chose d’effronté dans le fait d’aller fureter partout dans une maison qui n’est pas la vôtre en demandant à examiner les lézardes du mur de la chambre à coucher. (…) Si quelqu'un se présentait chez moi sans crier gare en me demandant si mon toit fuit, (…) je l’inviterais probablement à aller se faire pendre ailleurs.

Le Means Test a ceci de particulièrement révoltant, qu’il aboutit bien souvent à disloquer les familles. Des vieillards, parfois cloués au lit, se voient ainsi chassés de leur logis.

Le Means Test est la détermination du droit à l’assistance, et conduit à renvoyer du côté des investigateurs sociaux les décisions concernant le devenir familial : garde des enfants, maintien à domicile des parents âgés, feront ainsi l’objet d’une injonction sociale, àl’encontre du choix des personnes. On en trouve exactement l’équivalent, près de quatre-vingts ans plus tard, dans l’analyse de Graeber :

Les réformes de marché n’ont fait que renforcer cette tendance. Elle se déploie à tous les niveaux. Elle est la plus cruelle pour les pauvres, constamment surveillés par une armée intrusive de cocheurs de cases moralisateurs : on évalue leur aptitude à élever leurs enfants ; on inspecte les placards où ils rangent leurs aliments pour voir s’ils ne vivent pas en concubinage avec leur colocataire ; on détermine si leurs efforts pour trouver un emploi ont été assez soutenus, ou si leur état de santé est vraiment suffisamment grave pour les rendre inaptes au travail physique. Tous les pays riches emploient aujourd’hui des légions de fonctionnaires dont la mission principale est de donner aux pauvres mauvaise conscience.

Le mode du discrédit moral relaie ainsi celui de la soumission économique, pour assurer la constance d’une position subalterne. Mais en outre, la logique administrative du formulaire soumettra aussi ceux qui en dépendent aussi bien aux aléas des directives sociales qu’aux mutations des institutions qui les portent, ou à l’arbitraire du fonctionnaire qui les applique. La mécanique kafkaïenne du Procès devient alors non plus la rançon d’une égalisation sociale et sanitaire, mais au contraire un nouveau mode de discrimination. Un petit ouvrage du sociologue Alexis Spire, paru en 2008, Accueillir ou reconduire, enquête sur les Guichets de l’immigration, en témoigne abondamment, à partir d’un travail de terrain dans les administrations préfectorales.

4. L’emprise bureaucratique dans le monde post-colonial

De la condition ouvrière des années trente à la condition migrante des années deux mille, la relation apparaît alors saisissante :

Pour qui a été un jour réfugié – ou d’ailleurs pour qui a dû remplir un formulaire obligatoire de quarante pages afin d’inscrire sa fille dans une école de musique londonienne -, imaginer que la bureaucratie ait un quelconque rapport avec la rationalité, sans parler de l’efficacité, peut paraître incongru. Mais c’est ainsi qu’on la perçoit d’en haut. En fait, vus de l’intérieur du système, les algorythmes et formules mathématiques par lesquels on évalue le monde deviennent, en dernière analyse, non seulement la mesure, mais la source même de la valeur.

La condition des « sans-papiers » est précisément celle d’une réduction de l’existence aux papiers, c'est-à-dire d’une infinie bureaucratisation de la vie, pour laquelle le papier, réel ou virtuel, devient source de vie précisément parce qu’il est inaccessible. Et son absence réduit le demandeur d’asile à devenir une abstraction dans des dispositifs de stockage qui s’apparentent à la valeur informatique du stockage de données. Parqués dans des camps, bloqués dans des aéroports, mis à l’écart dans des Centres d’Accueil et d’Orientation, incarcérés dans des Centres de rétention, les réfugiés vont aussi se voir assigner comme lieux de vie des camps de conteneurs, dont la forme s’identifie à celle du stockage des marchandises et permet un contrôle identique. Michel Foucault, travaillant sur les hétérotopies, avait déjà analysé cette politique du stock comme politique de l’emplacement, réel ou virtuel, dans les dispositifs techniques contemporains. Et il avait particulièrement pointé, aux origines de l’ère informatique, les analogies dont le stockage de l’information était porteur et le potentiel infini de contrôle qui se faisait jour dans l’abstraction des données :

D’autre part, on sait l’importance des problèmes d’emplacement dans la technique contemporaine : stockage de l’information ou des résultats partiels d’un calcul dans la mémoire d’une machine, circulation d’éléments discrets, à sortie aléatoire (comme tout simplement les automobiles, ou après tout les sons sur une ligne téléphonique), repérage d’éléments, marqués ou codés, à l’intérieur d’un ensemble. (…) D’une manière encore plus concrète, le problème de la place ou de l’emplacement se pose pour les hommes en termes de démographie. (…) C’est aussi le problème de savoir quelles relations de voisinage, quel type de stockage, de circulation, de repérage, de classement des éléments humains doivent être retenus de préférence dans telle ou telle situation pour venir à telle ou telle fin. Nous sommes à une époque où l’espace se donne à nous sous la forme de relations d’emplacements.

Ces relations d’emplacement vont aussi par là même ouvrir la possibilité de relations de déplacement, voire de déplacement forcé. Le double langage d’un humanitaire bureaucratisé en devient la norme, dans le temps même où le concept de l’hygiène prend la forme violente d’un darwinisme social : c’est sur ce motif de l’hygiène que le camp de tentes et de cabanes de Calais a été rasé et ses occupants chassés par la police, tandis que s’édifiait, de l’autre côté du grillage, le camp de conteneurs auquel on les destinait. Ainsi, ceux que l’histoire post-coloniale a réduits à la situation de « migrants » seront-ils doublement pénalisés, comme le montrent clairement les travaux de l’anthropologie contemporaine. Et Roberto Esposito, mettant en évidence en 2010 les apories du concept d’immunité sociale, permettra de destituer de la prétention scientifique qui le légitime ce double langage d’un immunitaire post-colonial articulé à une technocratie sanitaire.

Didier Fassin en montre une autre aporie dans la demande d’asile, où l’assignation bureaucratique institue le corps, et non l’engagement politique, pour unique vecteur de l’ouverture au droit, et par là même pour unique source de la valeur sociale. Des demandeurs d’asile chassés de chez eux par la guerre ou par la persécution politique, légitimés par leur puissance de résistance ou de combat, se verront refuser l’asile sur motif politique, et seront contraints de le demander pour raison sanitaire :

Quand un demandeur d’asile débouté s’entend suggérer que s’il avait une pathologie à faire valoir, il pourrait tenter sa chance à nouveau et qu’il finit par obtenir le titre de séjour tant convoité non comme réfugié politique, mais pour raison humanitaire, au nom parfois même de troubles psychiatriques entraînés par sa situation désespérée (ce qui fait que la carte obtenue prend une valeur thérapeutique en soi), on peut concevoir que la perception qu’il a de sa place dans la société d’accueil n’en sorte pas indemne.

Une autre forme de la persécution bureaucratique est ce que Fassin nomme une « économie morale de l’illégitimité ». Et il est particulièrement éclairant de mettre en parallèle cette assignation du demandeur d’asile post-colonial à user de son corps pour obtenir des droits, avec l’analyse établie par Olivier Lecour Grandmaison dans son ouvrage L’Empire des hygiénistes, paru en 2014, sur l’apparition du livret de travail comme dispositif bureaucratique issu de l’administration coloniale en vue d’organiser le travail forcé. La question du contrôle y est clairement liée à un dispositif mortifère, qui organise une surveillance sanitaire ayant pour finalité l’exploitation du travail. L’invention du livret de travail et de la carte d’identité deviendra le moyen d’imposer le travail forcé et d’en assurer le contrôle. En Afrique de l’Ouest, elle permettra la construction de la ligne de chemin de fer du Congo :

Hantées par le danger du vagabondage et de l’émigration des Noirs, qui résistent et cherchent à échapper aux rigueurs du travail forcé en gagnant des régions reculées ou des territoires étrangers, les autorités d’outre-mer multiplient les mesures restrictives et adoptent plusieurs dispositifs, dont le livret de travail et la carte d’identité.

L’auteur en mentionne les conséquences :

17 000 « indigènes » périssent au cours de la construction des 140 premiers kilomètres de cet ouvrage, destiné à relier Brazzaville, capitale de A-EF, à Pointe-Noire, sur la côte atlantique. (…) En 1928 devant une commission ad-hoc de la Chambre des députés, le ministre des colonies, André Maginot, reconnaît que la mortalité sur ce chantier atteint 57% des effectifs.

Refusé sur le territoire français, où il est considéré comme une forme légalement inacceptable d’assujettissement, le livret de travail sera dans le même temps imposé sur le territoire algérien :

Symbole d’un système autoritaire maintenant réprouvé, le livret réapparaît en 1896 en Algérie, où il est jugé, pour les raisons mêmes qui ont entraîné sa suppression en métropole, parfaitement adéquat à la domination coloniale et à la condition de « sujets français » des autochtones., auxquels les principes d’égalité et de liberté ne sont pas applicables.

À Madagascar, l’instauration du livret sera la conséquence directe de l’abolition de l’esclavage, où la bureaucratisation de la vie indigène est l’indice des nouvelles formes, légalement acceptables, de l’exploitation du travail :

Le 25 août 1897, un an après l’abolition de l’esclavage à Madagascar, qui a perturbé le recrutement de la main d’œuvre et l’économie, Galliéni, alors résident général, prend un arrêté obligeant chaque « individu indigène engagé par un patron » à être porteur d’un « livret individuel » délivré par l’administration.

5. La Némèsis médicale comme retour du refoulé en territoire occidental

Ivan Illich, publiant en 1976 La Némésis médicale, montrait, sur le territoire occidental lui-même, que ce qu’il appelait, à la suite de Michel Foucault, « la médicalisation de la vie », signifiait non pas un progrès en termes de bien-être effectif, mais au contraire l’évidence d’une dégradation de la puissance du sujet, de son inféodation à des systèmes de contrôle de plus en plus envahissants, allant à l’encontre de l’ambition affichée d’une amélioration de la santé. Il écrivait ainsi :

Némésis médicale, c’est l’auto-déréglage institutionnel de l’homme vers le cauchemar. C’est l’expropriation du vouloir-vivre de l’homme par un service d’entretien qui se charge de le maintenir en état de marche au bénéfice du système industriel.

Et plus loin :

« Agis de telle sorte que ton action soit compatible avec la permanence de la vie authentiquement humaine ». On ne pourra jamais formuler un tel impératif aussi longtemps que le concept de « vie authentiquement humaine » continuera à être considéré comme extrêmement élastique et indéfiniment redéfinissable par un expert.

Némésis est la déesse grecque de la vengeance, dont la référence sert de « source onirique ». Illich l’interprète comme une sorte de retour de bâton des abus de l’industrialisation contre les sociétés industrielles elles-mêmes : il emploie le terme d’ « auto-déréglage de l’institution médicale ». Mais pour lui, cet auto-déréglage concerne la totalité du fonctionnement des société industrielles et des institutions dont elles sont le produit : une sorte de suicide social de l’institution, par l’effet cumulatif de sa propre bureaucratisation, qu’il montre à l’œuvre à travers le paradigme de l’institution médicale, dans la mesure où celle-ci lie étroitement le devenir du corps à celui de la mécanique sociale. La « médicalisation de la vie », telle qu’Ivan Illich la présente ici, a été définie par Michel Foucault deux ans auparavant, dans une série de conférences données à Rio de Janeiro en 1974 :

La médicalisation, c'est-à-dire le fait que l’existence, la conduite, le comportement, le corps humain, s’intègrent à partir du XVIIIème siècle dans un réseau de médicalisation de plus en plus dense et important, qui laisse échapper de moins en moins de choses.

Une forme de dialogue et d’interaction s’est donc instaurée, dans ce milieu des années soixante-dix, entre la pensée de Michel Foucault et celle d’Illich : le chapitre VII de la Némésis, « la maladie hétéronome », est du reste référé explicitement à La Naissance de la clinique, que Foucault a publiée en 1963. Le caractère « incontrôlé » du pouvoir médical comme système de contrôle, tel que le présente Foucault, donne ainsi son sens aux trois raisons données par Illich à sa critique de la médicalisation de la vie, qui s’identifie à sa bureaucratisation.
La première raison est technique : si l’on définit la santé comme un processus vital d’auto-équilibrage du sujet (ce que montrait déjà Canguilhem, en 1943, en publiant sa thèse Le Normal et le pathologique), alors l’intervention technique vient briser cette dynamique vitale : elle rend hétéronome (soumis une régulation extérieure à lui-même) un sujet que sa condition de vivant définit comme autonome (capable d’une autorégulation organique).
Il ne s’agit pas pour Illich de dire qu’il ne doit pas y avoir d’intervention technique, puisque c’est la fonction positive de la médecine d’intervenir quand l’équilibre organique est menacé. Mais il dénonce ce qui se passe « au-delà d’un certain niveau » d’intervention technique, quand celle-ci finit par envahir le champ de l’existence humaine.
La seconde raison est organisationnelle : la perte d’autonomie du sujet devient institutionnelle, et le mécanisme bureaucratique en est le moteur. C’est pourquoi elle est le « masque sanitaire », c'est-à-dire l’apparence soignante d’une société qui est au contraire devenue pathogène et s’est instituée administrativement comme telle, en tant que bureaucratisation de la vie.
La troisième raison relève de la psychologique collective : se percevoir soi-même comme un ensemble de mécanismes soumis au pouvoir d’un médecin-mécanicien, c’est se défaire de la possibilité d’agir sur son propre devenir. Et le système assurantiel, en tant que redoublement de l’administration bureaucratique, en assurera la prégnance : c’est lui qui enregistre la faillibilité générale du corps, pour en tirer les probabilités statistiques nécessaires à son évaluation.
C’est ce qu’Illich nomme « expropriation de la santé », en l’assimilant à une « iatrogénèse », qu’il va envisager sous trois formes qui sont intrinsèquement liées l’une à l’autre : « iatrogénèse clinique » pour les abus de l’intervention technique, « iatrogénèse sociale » pour l’institutionnalisation de cette intervention, « iatrogénèse structurelle » pour les effets de cette intervention sur la structure subjective elle-même, par le moyen des logiques bureaucratiques.

Dans le tome 1 d’Économie et société, publié en 1921, Max Weber analysait les conditions d’apparition de la bureaucratie comme instrument d’intelligibilité du pouvoir. Mais il la liait à la puissance de l’État comme principe de régulation et « monopole de la violence politique ». Le monde de la globalisation contemporaine opère un double mouvement, du politique vers le biopolitique et de l’étatique vers le supra-national, qui oblige à penser les nouvelles configurations de la bureaucratisation de la vie dans les mêmes termes que le processus de financiarisation de l’économie : une modalité d’abstraction du réel, dont la virulence s’accroît de sa virtualisation.
Dans le domaine de la santé, l’essor exponentiel des compagnies d’assurance en est le paradigme : la spéculation sur les probabilités de vie, de maladie et de latitude par rapport à la mort a fini par couvrir tout le champ possible du rapport à la médecine, de la judiciarisation des relations médecin-patient à l’évaluation gestionnaire des hôpitaux, de la comptabilisation des actes infirmiers aux restrictions sur le remboursement des soins. Et, dans le même temps où la spéculation immobilière a fait éclater la « crise des subprimes » aux USA, jetant à la rue des milliers de petits propriétaires, le moindre antécédent de santé, le moindre écart de la norme sanitaire, le moindre soupçon de surcharge pondérale, entraînent des notification de refus de prêt. Penser ces corrélations, c’est délégitimer leur puissance de discrimination.
À Pazardjik, en Bulgarie, un travail de philosophie de terrain m’a amenée en 2014 à interroger un homme qui avait fait une tentative d’immolation. Son bref récit vient éclairer cette « économie morale de l’illégitimité » par laquelle la bureaucratisation de la vie finit par imposer une mise en jeu du corps comme seul moyen de l’accès au droit :

Le 1er octobre, a pris fin mon attestation pour mon handicap. On m’a dit qu’il fallait aller le 3 décembre à Plovdiv : trois mois plus tard pour avoir une nouvelle attestation. Ensuite, Plovdiv a envoyé un document à Pazardjik, et on m’a dit d’aller deux jours plus tard à Pazardjik pour avoir mon attestation. J’y suis allé trois fois pour chercher ce document, mais il n’était pas prêt. Et c’est seulement trois mois plus tard, quand je me suis immolé, qu’ils m’ont donné mon document.