FAUX MONNAYEURS


Pratiques n° 54, Juillet 2011, Infirmières, la fin d'un mythe ?

La dévalorisation actuelle du système universitaire est corrélative de l'universitarisation de la formation infirmière. La flexibilité du marché du travail en est l'un des enjeux.

Le vocabulaire de la réforme est toujours follement excitant, et il porte ici sur deux objets : l'ouverture européenne d'une part, la revalorisation des compétences d'autre part. Il s'agit dans le premier sens d'internationaliser les études, de permettre les échanges, de mettre fin aux particularismes et aux frilosités nationales, d'assurer une dynamique de la recherche et une reconnaissance des équivalences. Une sorte de paradis sur terre.
Il s'agit dans le second sens de recréditer une profession dévaluée et systématiquement déconsidérée, non seulement dans les hiérarchies hospitalières, mais dans une sorte de discrédit social.
Deux ambitions parfaitement légitimes, s'appliquant aux demandes de la profession infirmière. Dans les deux cas, il s'agit bien de valeur dans tous les sens du terme, puisque la relation est étroite entre valeur symbolique et valeur financière, et qu'on ne peut valoriser d'un côté ce qu'on dévalorise de l'autre.
Mais, derrière le noble affichage de cette double ambition, se profile une question plus insidieuse : est-il si valorisant de promouvoir à l'université une profession traditionnellement prolétaire, dans le temps même où l'on peut constater tous les jours la prolétarisation des métiers issus de l'université ? Ou : de quelle monnaie dévaluée se paie cette réévaluation ?

1. Un rapport de classe

Le philosophe Etienne Balibar travaillant sur la relation entre scolarisation et rapports de classe, établit une série de distinctions qui permettent de mieux comprendre ce qui se joue derrière la question de la formation :

La scolarisation – du mois dans les pays "développés" – se constitue à la fois comme un moyen de sélection des cadres et comme un appareil idéologique propre à naturaliser "techniquement" et "scientifiquement" les divisions sociales, en particulier la division du travail manuel et intellectuel, ou du travail d'exécution et du travail d'encadrement, sous ses formes successives. Or cette naturalisation qui n'est pas, on le verra, sans relations étroites avec le racisme, n'est pas moins efficace que d'autres légitimations historiques du privilège.

La distinction entre technique et scientifique, entre manuel et intellectuel, entre exécution et encadrement, est, dit-il, "naturalisée". Ce qui signifie qu'elle est considérée comme originelle, fondamentale, et donc pas susceptible d'être interrogée. Or c'est bien de cette distinction qu'il est question, lorsqu'on sépare en particulier les professions infirmières des professions médicales.
Sélectionner les cadres, au niveau même de leur formation, signifie dissocier ceux qui seront du côté du travail scientifique, intellectuel et d'encadrement, de ceux qui seront du côté du travail technique, manuel et d'exécution. Et c'est cette distinction qui va déterminer la reconnaissance sociale, dans la mesure même où elle n'est jamais interrogée, mais considérée comme un déterminant originel de l'organisation sociale.
Le métier infirmier, dans son opposition aux professions médicales, présuppose cette dissociation entre manuel et intellectuel, entre exécution et prescription. Distinction de classe qu'on peut mettre en évidence dans l'origine sociale des uns et des autres. Et de ce fait aussi dans le regard que les patients portent sur les uns et sur les autres, dans la manière dont ils s'adressent à eux.
Toucher le corps, le laver, en prendre soin, tous ces gestes vitalement nécessaires, sont dévalués pour la raison qu'ils sont justement des gestes au sens physique du terme, et non pas des actes au sens décisionnaire du terme.
L'histoire de la profession de chirurgien témoigne de cette différence, et de ses conséquences sur la valeur accordée au travail : c'est quand les chirurgiens émergeront du simple statut de "barbiers" qu'ils acquerront un véritable statut social. Et plus récemment encore, la chirurgie "de pointe" liée aux nouvelles technologies accentue cette valorisation.

2. Deux types de médecine

Cette dissociation du manuel et de l'intellectuel du pratique et du théorique, se trouvait déjà au XIXème siècle dans la distinction établie par Claude Bernard entre le "médecin expérimentateur" et le "médecin empirique" : le premier, biologiste et chercheur en sciences médicales, était très largement valorisé au détriment du second, simple praticien. Et l'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, paru en 1865, fait l'apologie d'une médecine d'autant plus efficace qu'elle évacue la relation de soin :

Voilà donc une maladie qui est arrivée à la période expérimentale, et le médecin en est maître tout aussi bien qu'un physicien ou un chimiste sont maîtres d'un phénomène de la nature minérale. Le médecin expérimentateur exercera successivement son influence sur les maladies dès qu'il en connaîtra expérimentalement le déterminisme exact, c'est-à-dire la cause prochaine. Le médecin empirique, même le plus instruit, n'a jamais la sûreté de l'expérimentateur.

Le médecin qui maîtrise la maladie est l'équivalent du physicien qui maîtrise les phénomènes naturels : un chercheur dont l'efficacité est liée à sa position purement objectivante. Cette dévalorisation du praticien au nom de sa proximité avec le patient, de son contact direct avec la réalité des personnes, est éclairante. Le mot d'empirique désigne notre rapport direct à l'expérience sensible. Mais cette expérience est valorisée si elle sert de support à la recherche théorique, et dévalorisée si elle ne concerne que la relation de soin.
On retrouve ce même discrédit jeté sur la médecine empirique dans le roman de Flaubert Madame Bovary : le personnage de Charles Bovary, médecin de campagne, est ridiculisé au profit du grand chirurgien parisien pour qui n'existent pas des patients, mais seulement des cas, objets de son activité de recherche.
Or la même hiérarchie, qui dévalue le médecin praticien aux yeux du médecin chercheur, dévalue a fortiori l'infirmier à l'égard du médecin. Ainsi les tâches les plus nécessaires sont-elles, pour de simples raisons de distinction sociale, discréditées au nom de cela même qui les rend indispensables. Et la paroi de verre qui sépare le médecin de l'infirmier, rendue, pour cette raison même, infranchissable. Tout ce qui fait la force mythique du médecin humaniste, bienveillant et protecteur, sera donc bien davantage lié au poids de savoir qu'il est supposé mettre en œuvre dans sa gestion de la maladie, qu'au temps de proximité relationnelle, d'écoute et d'attention qu'il lui est demandé, justement à cause de sa position dominante, de déléguer à l'infirmier.
Si, selon Claude Bernard, le médecin empirique, même le plus instruit, n'a jamais la sûreté de l'expérimentateur, c'est justement parce qu'il est conduit à "perdre", dans les aléas de son rapport au patient, le précieux temps que le médecin expérimentateur consacre, lui, à la connaissance objectivante du corps et au travail d'élaboration intellectuelle qu'elle nécessite.
C'est ce qui, dans le travail du médecin empirique, le rend très proche du travail de l'infirmier, qui va précisément dévaluer sa profession.
Profession manuelle, profession féminine, profession souvent renvoyée, de ce fait même, du côté de la domesticité, les métiers infirmiers apparaissent ainsi largement définis par ces trois dimensions, qui les opposent en tout point aux métiers médicaux.
Cette volonté de sectorisation, de dissociation radicale des activités, implique donc en toute logique le dispositif qui prévaut depuis le XIXème siècle : une relation entre hôpital, université et écoles d'infirmiers (devenues Institut de Formation en Soins Infirmiers) aux termes de laquelle l'hôpital est le lieu de croisement entre les étudiants en médecine issus des milieux bourgeois et formés à l'université (eu égard au poids théorique de leur savoir et de leur futur statut), et les infirmiers issus des milieux populaires et formés dans les instituts d'enseignement pratique attachés à l'hôpital.

3. Le contexte d'une réforme des universités

On peut donc se demander quelle motivation profonde prévaut à la volonté de requalification de la formation infirmière, sachant que celle-ci n'est nullement l'aboutissement d'un long combat contre les abus de la hiérarchie hospitalière, mais semble au contraire se faire avec le plein accord des autorités administratives et médicales de l'hôpital.
Que signifie cette volonté de renvoyer vers l'université la formation des infirmiers, dans le temps même où les universités sont, elles, entrées dans une phase de réforme profonde, élaborée dans les conditions les plus controversées, et contestée par un grand nombre d'universitaires ? Et comment s'inscrit dans cette réforme la requalification des professions infirmières, qui s'y est engagée ?
Il faudra analyser le processus de réforme mis en place autour des années deux mille sous le nom de "Processus de Bologne", pour comprendre un certain nombre d'enjeux du double mouvement qui réforme les études infirmières françaises pour les faire converger vers l'université, et qui réforme en profondeur, dans le même temps, les universités pour les faire converger dans un dispositif européen.

Le processus de Bologne est lancé en 1998 à la Sorbonne, en partenariat entre Allemagne, France, Grande-Bretagne et Italie. Il vise à mettre en place un projet européen de réforme des universités, qui permette la coordination des systèmes nationaux. Il se concrétise en 1999 par la Conférence de Bologne, signée par une trentaine de pays. Puis, entre 2001 et 2009, s'échelonnent les conférences de Prague, de Berlin, de Bergen, de Londres et de Louvain. Cette dernière permet la tenue du Forum politique de Bologne, associant des représentants extra-européens, des continents nord et sud américain, australien, proche-oriental et nord-africain. Actuellement, sur le continent européen, 47 Etats sont engagés. Il y a donc là un enjeu massif, étroitement lié aux institutions européennes.
On peut y voir évidemment, à bien des égards, un formidable progrès : l'internationalisation du système d'enseignement universitaire garantit aux étudiants l'équivalence de leurs diplômes d'un pays à un autre, des possibilités de circulation accrues, des perspectives d'échanges, un déverrouillage des options nationales, la fin de certains archaïsmes universitaires, et une plus grande cohérence dans l'organisation de l'enseignement supérieur. De ce point de vue, l'accès des infirmiers à l'université entrerait dans cette logique d'ouverture.
Mais les termes mêmes qui définissent les objectifs du processus créent immédiatement un malaise. Il s'agit en effet, pour reprendre ces termes :
- de produire "un niveau de qualification approprié pour l'insertion sur le marché du travail européen"
- de "promouvoir la mobilité des étudiants le plus largement possible"
- d' "améliorer la compétitivité du système d'enseignement supérieur européen à l'échelon mondial".
- de créer des "opportunités pour des parcours flexibles de formation dans l'enseignement supérieur".
"Insertion sur le marché du travail", "mobilité", "compétitivité", "flexibilité" : on voit bien ici régner en maître le vocabulaire entrepreneurial qui impose la logique actuelle d'un marché du travail dérégulé aux ambitions de régulation de la formation universitaire. On voit bien aussi comment, derrière l'intention avouée et parfaitement légitime de dépoussiérer, de redynamiser, d'internationaliser un système qui mérite en effet des réformes, se profile une véritable confiscation de la formation universitaire, qu'il faut intégralement enrégimenter et normaliser pour la soumettre au marché du travail. On voit bien enfin comment la volonté d'internationalisation aboutit à lever les verrous de l'autorité de l'Etat pour soumettre la gestion même des universités à un rapport marchand :

Prise dans une logique de plus en plus libérale depuis la réforme dite du LMD (licence, master, doctorat), l'Université française entre peu à peu dans un espace européen de l'enseignement supérieur structuré en pôles de compétitivité. Les universités deviendront plus autonomes au fur et à mesure que leur seront rendues des compétences de gestion qui étaient jusqu'alors nationales. Parallèlement, les liens avec les régions s'intensifieront.

4. "Autonomisation" et dévalorisation

La réforme LMD dont il est question ici se met en place en France, dans le cadre du processus de Bologne, depuis 2002. Elle modifie le cadre général des études post-baccalauréat pour les faire entrer dans le cadre d'un formation intégralement normalisée : un premier cycle aboutissant en trois ans à la licence qui ouvre un accès direct au marché du travail, un second cycle aboutissant deux ans plus tard à deux types de masters : l'un professionnel destiné à la sortie de l'enseignement, l'autre de recherche destiné à la poursuite d'études jusqu'au doctorat.
Mais cette réforme elle-même s'inscrit dans le cadre financier qui sera voté cinq ans plus tard en 2007 : celui de la LRU (Loi sur la Responsabilité des Universités), qui aboutit à ce qu'une belle antiphrase appelle "autonomisation" des universités. C'est-à-dire leur émancipation à l'égard de l'Etat, permettant leur inféodation directe aux systèmes financiers régionaux, locaux et privés. L'université devient à la fois l'otage et le vivier d'un système marchand, dans un marché du travail européen et international intégralement ouvert à la flexibilité.
Le parallèle avec la réforme de l'hôpital est évident : c'est désormais l'exigence administrative qui prédomine, au détriment de l'exigence de contenu. Mais cette rigoureuse normalisation administrative, avec la bureaucratisation qui l'accompagne nécessairement, sert d'instrument à ce qui paraîtrait en être l'antithèse, et qui n'en est que la finalité : la dérégulation du marché du travail, soumis aux lois très immédiates du profit, et aux aléas des marchés financiers, européens et internationaux. Paradoxalement donc, l' "intensification des liens avec les régions", dont parle Corinne Abensour, entre dans ce dispositif d'internationalisation dans la mesure même où elle participe d'une dissolution de la régulation étatique.
Cet enseignement supérieur "structuré en pôles de compétitivité" s'avère donc profondément inégalitaire, faisant dépendre la formation des diverses sources de financement des universités, et par là même d'un apport privé : une entreprise à la fois source et finalité de la formation, dans un système internationalement normalisé, dont plus aucune part n'échappe à son contrôle. C'est la porte bien sûr ouverte à la privatisation de l'enseignement supérieur, dans le temps même d'une implacable uniformisation des cursus.
Dans cette gigantesque usine à gaz que constitue désormais un système universitaire européanisé par sa libéralisation, tout le contenu d'enseignement fait l'objet exclusif d'une quantification étroite, au détriment d'une évaluation de la qualité des enseignements : temps et contenu des études sont comptabilisés par des "crédits", qui rendent les résultats comparables d'un pays à l'autre, mais fondent cette comparaison sur des critères purement formels, puisque les modalités d'enseignement ne rendent plus obligatoires certains acquis étudiants.
Dans cette réforme donc, la question de la qualité de l'enseignement est radicalement occultée au profit de son utilité économique, aboutissant à ce que Corinne Abensour appelle "une professionnalisation accrue des études universitaires".

Et c'est bien sûr dans le cadre de cette professionnalisation que la formation des infirmiers y est intégrée. Il est donc clair qu'avant de participer d'une promotion des études d'infirmiers, la réforme en cours participe d'abord d'une professionnalisation des études universitaires, qui aboutit de fait à une prolétarisation des milieux intellectuels, à la dévalorisation des compétences réflexives sur le marché du travail : ce n'est pas parce qu'on considère que les infirmiers doivent avoir des compétences intellectuelles qu'on universitarise leurs études, mais bien plutôt parce qu'on considère que les universités n'ont plus de rôle intellectuel à jouer, qu'on les ouvre à des formations qui jusque là en étaient exclues.
Le projet participe donc bien d'une forme d'égalitarisation, mais ce terme est désormais aussi perverti que celui de "mobilité" : de même que la mobilité ne signifie plus une dynamique vitale qui augmente l'expression de la liberté, mais au contraire la soumission à la flexibilité du marché, de même l'égalitarisation ne signifie nullement une possibilité d'égalisation des chances, d'équité sociale ou de promotion des activités jusque là considérées comme purement pratiques à la reconnaissance intellectuelle, mais au contraire un nivellement de la pensée qui discrédite corrélativement et l'activité pratique, et l'activité intellectuelle, empêchant précisément qu'elles puissent se renforcer l'une par l'autre.
La même problématique se retrouve dans les Ecoles d'art, où la "mastérisation" conduit dans bien des cas à privilégier les dimensions académiques de l'enseignement artistique au détriment de ses dimensions réflexives et créatives, dans le temps même où la marché de l'art instrumentalise les productions.
Au niveau de l'Education nationale, le recrutement des enseignants est considérablement apauvri et dévalué par cette même "mastérisation", qui consiste à recruter au niveau du master, et non plus par la filière des concours, dévalorisant le niveau des enseignants, et remplaçant les exigences de savoir par des exigences de "compétence", c'est-à-dire d'adaptation à un milieu professionnel lui-même dérégulé.
Ainsi la fausse monnaie de l'universitarisation contribue-t-elle à dévaluer tous les dispositifs d'enseignement et de transmission des savoirs.

Un mouvement de contre-réforme s'est initié en France dès 2007 contre la loi LRU, et affirmé au niveau international en 2009, lorsqu'un contre-sommet s'est organisé en Belgique, dans le temps même et quasiment sur les lieux de la Conférence ministérielle de Louvain, avec la participation de nombreux mouvements universitaires nationaux et de syndicats. Il dénonce les finalités purement marchandes de cette volonté d' "efficacité" universitaire, le détournement du concept d'équité au profit d'un véritable nivellement par le bas, et une privatisation des universités aboutissant à une mécanique de reproduction sociale des inégalités.
Mais ce mouvement de résistance, malgré la légitimité de ses dénonciations, peine à s'imposer au niveau international, en raison de la différence des systèmes nationaux, eux-mêmes parfaitement insatisfaisants, et indéfendables en l'état, face au rouleau compresseur de la réforme, et à l'organisation tentaculaire du Processus de Bologne.
Quelle réflexion profonde sur l'université, sur la revalorisation des savoirs pratiques, sur l'interaction du technique et de l'intellectuel, faut-il engager pour qu'une réforme alternative puisse s'imposer ? Et ne devrait-elle pas remettre en cause la distinction même, directement héritée du XIXème siècle, entre médical et paramédical ? Il faudrait pour cela que le mouvement de contestation au sein des universités intègre, comme facteur de sa propre dynamique, une vraie contestation infirmière.

© Christiane Vollaire