Entretien avec Infirmière Magazine


Dossier : Les déchets en santé / Infirmière Magazine / Septembre 2017/ Isabel Soubelet
Christiane Vollaire (1), docteur en philosophie esthétique et politique, membre du comité de rédaction des revues Pratiques et Chimères, a travaillé sur la notion de dégoût dans la cadre d’une recherche philosophique en s’appuyant sur son expérience acquise durant dix ans en tant qu’infirmière.
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L’Infirmière Magazine : Que représente à votre avis le déchet pour un soignant ?
Christiane Vollaire : Le déchet lui-même fait référence à ce que l’on jette et à ce qui doit être éloigné du patient, soit parce qu’il est inutile, soit parce qu’il est contaminant ou dangereux. Il symbolise aussi la trace du soin. Et à ce titre, le déchet fait partie d’un cycle complet, d’une circulation communautaire établie qui va du propre au sale, sans pour autant qu’il soit nécessairement dangereux. À l’hôpital, il existe un cadre institutionnel qui détermine le propre et le sale de manière très rigoureuse. Mais la question du sale s’applique à des objets et non à des personnes. On peut parler d’une dénotation du sale – une réalité dans l’existence – et d’une connotation du sale – ce à quoi il renvoie de manière culturelle, et alors discriminante.
L’IM. : Quelles sont les émotions que suscite le déchet chez les professionnels du soin ?
CV. : Le déchet génère deux types d’émotions. La première, c’est la peur. Les soignants apprennent à avoir peur de tout ce qui est contaminant et pathogène pour le patient. La peur des déchets septiques fait partie intégrante de la formation infirmière. Cela génère des comportements et des automatismes qui restent parfois au-delà de la pratique professionnelle. Mais en réfléchissant de manière plus large, le monde dans lequel nous vivons est septique. Vouloir quelque chose d’antiseptique, c’est avoir peur de la réalité du monde. La seconde émotion que provoque le déchet, c’est le dégoût, par définition irraisonné. Or au quotidien, le soignant est toujours amené à voir du pus, du sang, de l’urine… Alors l’éducation soignante rentre en conflit avec l’éducation que chacun reçoit depuis son plus jeune âge. Si la première émotion, la peur, est avouable, le dégoût lui, ne l’est pas. On demande même au soignant de faire abstraction de son dégoût quand il entre dans la chambre d’un patient. Il n’a pas la possibilité de s’exprimer sur ce sujet. C’est une émotion très régulièrement éprouvée, mais qui reste tabou. À mon sens, il devrait exister des réunions d’équipe sur le dégoût afin que chaque soignant puisse en rendre compte. Le dégout ne serait ainsi pas inconsciemment imputé à la personne des patients, comme cela est trop souvent le cas.
L’IM. : L’odorat est une notion subjective qui relève de l’intime. Comment agir collectivement sur le terrain par rapport aux odeurs et aux déchets ?
L’odorat est en effet un sens très particulier. Il n’est pas possible de le maîtriser ni de le mettre en œuvre. Il est par ailleurs directement lié à la vie et à ses plaisirs. Il nous conditionne depuis l’enfance, fait remonter des choses très précises et très lointaines dans le temps. Dans leur travail, les professionnels de santé portent des masques dans de nombreuses tâches quotidiennes. Ce recours au port du masque répond à trois impératifs : ne pas contaminer le patient, en particulier s’il est en état de grande fragilité, ne pas contaminer le soignant, et en dernier lieu ne pas sentir l’odeur. Le masque apporte une sensation partielle d’isolation. C’est une illusion nécessaire qui permet de se sentir protégé, mais il ne peut tout occulter. Là encore, on demande au soignant non pas seulement de surmonter son dégoût, mais de le nier en en abolissant l’origine.
L’IM. : Au fil du temps, notre rapport à l’hygiène a changé, en est-il de même de notre rapport au déchet ?
C.V. : Dans la pratique soignante, il y a eu deux formes d’éducation successives. D’abord celle de l’antisepsie mécanique, où l’on faisait tout bouillir ou stériliser, assez contraignante. Puis, celle de l’usage unique et des ustensiles jetables. Cette étape a vraiment modifié le rapport au soin. Pour les professionnels, l’usage unique apporte beaucoup de facilité, de rapidité et de sécurité, car il peut toujours y avoir une défaillance dans la réutilisation d’un matériel.
L’IM. : Pourtant, en 2017, la question du recyclage et du tri des déchets est un véritable sujet, voire un enjeu pour les établissements hospitaliers et médico-sociaux ?
C.V. : Il me semble que la nécessité du recyclage s’explique par deux phénomènes à savoir l’accumulation d’une part et la toxicité des déchets d’autre part. Si les possibilités de stockage sont réduites, les déchets s’accumulent et leur toxicité augmente. Pour recycler à grande échelle, il faut donc industrialiser le système, ce qui implique des manipulations et des interventions multiples. Mais en réalité, cette volonté de recyclage relève souvent davantage de pratiques gestionnaires, comptables, qui s’éloignent d’une finalité véritablement préventive ou attentive à l’intérêt des patients comme des soignants. Et cette finalité gestionnaire devient de plus en plus la caractéristique d’une bonne partie des politiques publiques, qu’elle contribue à discréditer : on note de ce fait, sur ces points comme sur bien d’autres, une perte de confiance du public, professionnel ou non, à l’égard du système de santé dont il dépend.
Propos recueillis par Isabel Soubelet
(1)« Pour une philosophie de terrain », Ed. Créaphis, 191 pages, 24 août 2017.