Les gilets jaunes dans une pensée de l’écosophie


Le travail présenté ici, mené par une philosophe sur le mouvement des Gilets jaunes, s’inscrit dans la ligne de l’ouvrage publié en 2017 Pour une Philosophie de terrain . Début 2019, à la suite de l’article que j’ai publié dans la revue Lignes sur le mouvement des Gilets jaunes, j’ai commencé un terrain dans les assemblées de quartier d’Ivry et Villejuif, et dans les Assemblées des Assemblées de Saint-Nazaire et de Montceau-les-Mines, où j’ai été envoyée comme observatrice, puis comme déléguée. C’est un work in progress, déjà nourri mais évidemment non finalisé.
Il permet toutefois de dégager un certain nombre de pistes qui peuvent s’ordonner progressivement autour du concept guattarien d’écosophie, éclairant un abord spécifique du rapport des Gilets jaunes à la question environnementale. Pour Guattari en effet, comme il le développe en 1989 dans Les Trois Écologies, il est impossible de dissocier les trois dimensions de l’environnement : naturelle, sociale et mentale. Et c’est leur corrélation même qui produit un milieu en équilibre ou en déséquilibre :

Les formations politiques et les instances exécutives (…) se contentent généralement d’aborder le domaine des nuisances industrielles, et cela, uniquement dans une perspective technocratique, alors que seule, une articulation éthico-politique – que je nomme écosophie – entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine, serait susceptible d’éclairer convenablement ces questions .

L’un des leitmotivs qui sous-tendent les discours entendus, les entretiens menés et les nombreux échanges que j’ai dans ce mouvement concerne la manière dont il constitue pour beaucoup une véritable thérapie sociale et un espace de respiration. Et à ce titre, les violences policières dont il fait l’objet n’ont pas seulement un effet d’intimidation. Elles accentuent au contraire chez beaucoup de sujets la conscience d’une pathogénie du pouvoir, dont l’infestation environnementale de l’usage des grenades lacrymogènes constituerait comme une métonymie politique .
Les Gilets jaunes, même s’ils présentent une origine et une spécificité française, sont cependant, pour beaucoup d’entre eux dans les échanges menés, bien conscients d’inscrire leur mouvement dans la violence transnationale de processus de globalisation qui, en menaçant l’environnement, mutilent l’espace social et politique tout comme l’espace mental et relationnel. Et dont la pollution industrielle n’est que l’une des formes. Leur devenir ne cesse de reconfigurer ses enjeux initiaux et de les repenser à cette aune. C’est cette pensée du commun politique qui s’interroge ici, dans sa charge écosophique.

1. Des modalités d’une configuration inter-classes

De ce travail avec les Gilets jaunes, ce qui ressort avec la plus claire évidence, c’est que le monde des Gilets jaunes, s’il inclut pour une large part des personnes ou des groupes réputés « subalternes », prolétarisés ou déclassés, n’est pourtant pas un monde des pauvres. C’est bien plutôt un monde où la pauvreté côtoie les classes moyennes dans la claire conscience d’un intérêt commun. Un monde dont la première caractéristique, et sans doute la plus originale, est celle de la mixité sociale.
Mais que l’initiative en soit venue, pour une large part, des déclassés, et que ceux-ci en constituent de fait l’avant-garde, voilà qui donne singulièrement à penser. Le monde de la recherche en est lui-même déstabilisé, puisqu’on ne lui demandera nullement de donner des orientations de pensée, mais bien plutôt de reconfigurer lui-même ses propres modes de pensée, à l’aune des nouvelles formes de réflexivité dont il est davantage le témoin que l’acteur principal. Lorsque l’appel final de l’Assemblée des Assemblées de Saint-Nazaire, se clôt, le 7 avril 2019, sur la très belle injonction : Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! , c’est pour une large part aux chercheurs que le discours s’adresse. Il ne signifie pas seulement chez les GJ le refus d’être comme des insectes sous l’œil de l’entomologiste, ou comme des « primitifs » sous l’œil de l’ethnologue colonial. Il signifie aussi que la pensée est du côté des actes et se produit par ses propres acteurs. Et que l’écosystème que nous avons à développer est notre milieu de pensée commun. Une écosophie mentale qui conditionne la respiration du chercheur au même titre que celle des autres. Le petit livre, Sur la Vague jaune, écrit par Bernard Floris et Luc Gwiazdzinski dans les quelques mois de leur terrain sur un rond-point de l’Isère, en atteste :

En tant que citoyens, enfants de la République, nous sommes là par solidarité avec un monde ouvrier dont nous sommes issus. En tant qu’« intellectuels », nous cherchons à comprendre un mouvement unique, à documenter un processus, à conserver la mémoire d’une histoire en train de s’écrire et des petites histoires en train de se vivre .

Il s’agit ainsi moins d’une observation participante, que d’une participation observante. Et la commande du livre leur est passée par les Gilets jaunes eux-mêmes qui, devenant leurs commanditaires, sont aussi plutôt les inspirateurs de leur réflexion que son objet. Il n’est pas indifférent sur ce point que les deux chercheurs, l’un sociologue et l’autre géographe, soient, ainsi qu’ils le précisent, issus de la classe ouvrière, intériorisant, dans leurs propres parcours respectifs, la mixité sociale dont atteste le rond-point.
Dans les groupes de Villejuif et d’Ivry auprès desquels je suis engagée, se côtoient ouvriers, techniciens, ingénieurs, chômeurs, cadres, agents de maîtrise, artistes, retraités des professions les plus diverses, étudiants, instituteurs, enseignants du second degré, chercheurs, employés municipaux, infirmiers, aide-soignants, brancardiers, cheminots, militants, « apolitiques », syndicalistes, coachs, « cassos » et déclassés émargeant au RSA à partir de toutes provenances. Dans les Assemblées des Assemblées, le melting-pot est plus étourdissant encore, puisqu’il inclut aussi toute une part du monde rural absent de la région parisienne, et des gens issus du monde de la rue, dans un brassage comprenant un échiquier politique qui s’étend jusqu’à l’extrême droite. À la manifestation du 1er mai 2019 à Nevers, à laquelle je participe, je serai éberluée de voir débarquer un groupe de Gilets jaunes … du 2ème régiment d’infanterie militaire.
Mais le propre de toutes les assemblées qu’il m’est donné de côtoyer est de tendre à offrir un milieu favorable à l’égalisation de la parole, et de solliciter celle de chacun. Et toutes se caractérisent par une méfiance généralisée à l’égard de la parole experte. Celle-ci n’est évidemment pas niée ou mise côté, mais plutôt abordée sur le mode : « Si tu veux qu’on t’écoute, commence par écouter ce qu’on a à te dire et respecter la valeur des questions qu’on te pose. Rends-toi clair comme on fait avec toi, et ne nous tiens pas une langue de bois jargonnante qui n’impressionne personne ». Le principe général étant que l’expérience a plus de valeur que l’expertise, et que l’échange ne peut avoir lieu qu’à partir de ce mode de reconnaissance. Le plus petit dénominateur commun devient alors celui du refus de l’autorité. Il va de pair avec ce qu’il est convenu d’appeler « crise de la représentativité », non seulement vis-à-vis de la députation et des instances du pouvoir politique, mais vis à vis des « figures » du mouvement. Et il s’accompagne d’une défiance à l’égard de l’autorité intellectuelle. C’est plutôt par ce biais, d’une mixité sociale dans laquelle le moteur de la pensée est actionné pour une large part par ceux dont le travail, faiblement rémunéré, est réputé « manuel », que prend tout son sens la formule « écologisme des pauvres ». Celle-ci pourrait laisser entendre une sorte de sous-traitance de l’écologie produite par les subalternes, ou la forme sous-produit d’une écologie dont les classes moyennes ou supérieures seraient au contraire les dépositaires. Ce à quoi nous appelle l’usage de ce concept par l’économiste de l’écologie Joan Martinez-Alier , relève plutôt de la démarche inverse, particulièrement éclairante ici. D’une part, considérer que l’origine des mouvements écologistes se trouve chez les paysans dépossédés, à la fois en tant que ruraux en prise directe, par leur mode de vie et leur activité, sur l’environnement naturel, et en tant que détenteurs de traditions spécifiques éclairantes autant que déconsidérées. D’autre part montrer que les savoirs destitués de ces groupes sont en réalité ce qui fonde les concepts centraux de l’écologie :

La recherche consacrée à l’écologisme des pauvres pourrait être présentée grâce à des titres comme « L’expansion du capitalisme et ses conséquences pour l’environnement et les pauvres » ou, dans un autre paradigme, « les conséquences sociales et écologiques de la modernité ». Seulement voilà, dans ces formulations, les pauvres font figure d’êtres inertes alors qu’ils ont assumé le premier rôle dans la conservation des ressources naturelles .

Enfin, l’auteur met en évidence, par l’expérience des paysans et la réflexion qu’ils en tirent, ce simple fait que la question écologique ne suppose nullement un amour béat de « la nature » au sens édénique du terme, mais au contraire un combat incessant à double front : contre les dimensions destructrices de la nature elle-même, et contre les puissances dévastatrices d’une économie de marché, capitaliste et aveuglément extractiviste, qui violente autant les ressources nourricières de l’environnement que les forces productives des catégories d’hommes exposées à son exploitation. Ainsi, prenant pour paradigme le rôle de penseurs et d’acteurs écologiques de ceux qui sont directement exposés à la violence des spoliations dans le monde rural du Pérou, du Mexique ou de l’Inde, Joan Martinez-Alier nous donne bel et bien à penser les fondements d’une écosophie dans le mouvement des Gilets jaunes en France.

2. La question du milieu et les deux sens du politique

Dans Malaise dans la culture, Freud mettait en évidence trois sources de souffrance relevant toutes trois au final d’une origine naturelle :

La souffrance menace de trois côtés, en provenance du corps propre qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l’angoisse comme signaux d’alarme, en provenance du monde extérieur qui peut faire rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et destructrices, et finalement à partir des relations avec d’autres hommes .

Faiblesse du corps humain, puissance destructrice de la nature environnementale, violence des rapports entre les hommes. Cette dernière relevant originellement des nécessités darwiniennes d’un struggle for life qui prendra les formes culturelles de rapports de domination politiquement organisés. Trois sources d’une puissance de mort au cœur de la nature. Ce sont précisément les trois dimensions que l’écosophie prendra en compte : physico-mentale, environnementale, sociale. Peut-on dire, de ce point de vue, que Marx, comme penseur de la violence politique, ignore les problématiques écologiques ? À coup sûr, c’est un Européen moderne du XIXè siècle, qui considère avec enthousiasme la notion de progrès au sens technique du terme, et la valeur d’un travail qui permet aux hommes de transformer leur environnement naturel, comme le livre I du Capital le montre à l’évidence, valorisant du même coup la dimension prométhéenne de l’activité de travail dans sa maîtrise de la nature comme chose :

Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles. Il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n’est pas momentanée .

Or ce que Marx condamnera, c’est l’extension de ce concept de chose aux travailleurs comme sujets, auxquels est appliqué, par la loi du marché, le même processus qui s’applique à la nature : celui d’une réification. Mais Marx, à partir de cette réification, est précisément celui qui fonde l’idée de lutte des classes sur la dimension autodestructrice d’un capitalisme dont le destin est celui de la crise constante et réitérée, parce qu’il ignore les fondements mêmes d’un équilibre social, fondé sur une dynamique homéostatique que les figements de la réification tentent d’annuler. Et de ce point de vue, la pensée marxiste, y compris dans ses dimensions les plus déterministes, est bien apparentée à une pensée écosophique, Marx interrogeant le monde urbain au même titre que le monde rural, même s’il est plus familier des problématiques industrielles que de celles du vivant naturel. De fait, penser l’écologie n’est nullement penser un rapport édénique à la nature, mais un rapport conflictuel à la question politique dans ses dimensions polémiques et clivantes : le fait que les détenteurs des moyens de production économique soient ceux qui, d’abord, déchaînent la puissance destructrice de la nature contre la possibilité même de faire société. C’est cette possibilité de faire société qui est intensément recherchée par les acteurs du mouvement des Gilets jaunes, à l’encontre d’un milieu socio-politique pathogène. Celui qui désigne le mieux ce milieu pathogène produit par l’aliénation sociale, c’est Ludo, employé municipal à la piscine d’Ivry, décrivant la subjectivation collective que cristallise le mouvement des Gilets jaunes :

Ça fait 25 ans que j’attendais un mouvement comme ça, prostré devant la télé à péter les plombs.

« Un mouvement comme ça », qui participe à l’occupation de Conforama aussi bien qu’à celle de la déchetterie, au soutien des sans-papiers de Chronopost aussi bien qu’à la lutte contre l’incinérateur d’Ivry. À l’occupation des ronds-points autant qu’à l’organisation des manifs. « Un mouvement comme ça », qui, comme me le dira un militant du mouvement des Places en Grèce, a « fait sortir tout le monde du canapé ». « Prostré devant la télé à péter les plombs », tel se décrit Ludo pendant les 25 ans qui ont précédé le 17 novembre 2019. Cette image du canapé, non comme celle du confort, mais comme celle de la prostration isolante, est une vraie image sociale du XXIè siècle : une image de masse dans la claustration de la solitude. Une image de l’atomisation sociale. Et le « pétage de plomb », c’est cette intériorisation d’une contrainte sociale qui entre en conflit avec la vitalité du désir de faire société, pousant à son comble le mécanisme de l’injonction paradoxale. Définitivement « sorti du canapé », ce grand gaillard de 45 ans, avec son accent des faubourgs parisiens, accueille tous les nouveaux arrivants en réunion avec la même confiance et le même plaisir de voir le mouvement se renouveler. Parfois, à la fin d’une assemblée, il amène des petites bouteilles d’un rhum arrangé de sa fabrication qu’il nous verse à la ronde dans des gobelets. Comme un sceau de convivialité. Et, surtout, avec son apparente dégaine à l’emporte-pièce, il est en réalité d’une redoutable finesse pour percevoir tous les motifs de grincements et de crissements que peut susciter un assemblage aussi hétéroclite. Et il sait les anticiper, en atténuer la rudesse sans en nier la conflictualité, en prévenir la toxicité.
La plupart de ceux qui participent au mouvement des Gilets jaunes, tout comme Ludo, n’étaient justement pas des militants. Mohammed, ingénieur, dit comment il est venu aux GJ en mars 2019 :

Je suis d’Ivry. J’ai découvert cette Assemblée sur Internet en passant. C’est là que j’ai découvert mes deux voisins, et je me suis dit : « Ya du jaune ici, y a de la lumière ! ».

En juin, il sera représentant à l’Assemblée de Montceau les mines. Et il subvertit le concept même de désobéissance civile, dans une perception stratégique du mouvement :

On est en train de réfléchir à l’envers : c’est le gouvernement qui est en désobéissance civile avec les violences policières. Il y a une détermination incroyable des gens. C’est pour ça qu’on a fait Nuit debout. Il faut pas qu’on se sous-estime : au gouvernement, il y a des têtes qui ont sauté. Les GJ, leur force, c’est de manifester. Les syndicalistes, leur force, c’est de travailler. Il faut considérer les deux forces.

Kézar est une tout autre figure. À l’Assemblée de Villejuif du vendredi soir, son allure physique et son comportement sont très atypiques : mince, effacé, il porte une chemise blanche rayée de cadre, suit la réunion d’un air timide et n’intervient jamais. Deux réunions se passent ainsi sans qu’il ouvre la bouche. À la fin de la troisième, au moment où tout le monde va partir, il fait signe qu’il veut prendre la parole. Et il dit : « Merci », puis se tait. Et il ajoute, dans le silence général de l’ébahissement :

Je travaille dans le privé. Grâce aux revendications des GJ on a eu une augmentation de salaire. Je suis venu vous dire : Merci !

Au pique-nique des GJ organisé deux jours plus tard, sur la place de la mairie d’Ivry, il viendra nous rejoindre sans manger ni boire. Je lui demande pourquoi, il me dit : « C’est le ramadan ». Il est juste venu pour être là avec le groupe. Toujours timide et réservé. Pas du tout militant. Toujours en costume et chemise rayée. Totalement déterminé.
Ludo, Mohammed, Kézar, et bien d’autres, font partie de ceux pour qui le mot « politique » n’avait que le sens de la politicaillerie politicienne : celui d’une autre forme de la police sociale et des rapports de domination qu’elle implique. Le mot fait ainsi l’objet non d’une crainte, mais d’un parfait mépris. En Bulgarie, un de mes interlocuteurs en désignera les professionnels comme des « chiens tirant sur l’os ». Pour cette raison, bien des Gilets jaunes se déclarent souvent « apolitiques ». Rancière, dans La Mésentente, établit parfaitement ce sens :

On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler police .

Mais à cette « police », il oppose un autre sens du politique : celui d’une « interruption dans l’ordre naturel de la domination », véritable processus de rupture commune avec l’ordre établi. C’est cette rupture, supposant un engagement collectif, que le mouvement des Gilets jaunes fait découvrir, créant sa dynamique dans le temps même où il enrôle :

La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien. Elle définit le commun de la communauté comme communauté politique, c'est-à-dire divisée, fondée sur un tort échappant à l’arithmétique des échanges et des réparations. En-dehors de cette institution, il n’y a pas de politique. Il n’y a que l’ordre de la domination ou le désordre de la révolte .

C’est bel et bien cette « part des sans-part » que les Gilets jaunes viennent revendiquer, dans le « désordre de la révolte ». Non pas quémander, mais exiger. Franck, à Montceau les mines, en résume le paradoxe d’une phrase :

Je me sens plus citoyen depuis que je conteste le pouvoir avec les GJ : avant je votais, maintenant, je ne vote plus … et c’est maintenant que je me sens citoyen.

Et sur ce point précisément, plusieurs Gilets jaunes s’apparenteront au mouvement des droits civiques dans les Etats-Unis des années 1960. Philippe le dit :

Le mouvement dure depuis seulement 4 mois. On a parlé de révolution. La lutte pour les droits civiques a duré plus de 15 ans aux USA. Dans quelle perspective veut-on s’inscrire ? Il faut des groupes qui assurent une visibilité régulière partout. Et recueillir un soutien massif.

La question de la désobéissance civile, au cœur du mouvement des droits civiques, sera l’un des motifs récurrents des acteurs du mouvement … y compris lorsque, comme Mohammed, ils la subvertissent. Publiant en 2014 La Nature est un champ de bataille, Razmig Keucheyan établissait cette filiation du mouvement des droits civiques dans le mouvement pour la justice environnementale :

Le mouvement pour la justice environnementale n’est issu ni du mouvement écologiste, qui naît dans les années 1950, ni du mouvement environnementaliste, qui apparaît au XIXème siècle, mais du mouvement des droits civiques .

Et il ajoutait :

Les modes d’action qu’il met en œuvre – son « répertoire d’actions » – sont largement inspirés de ce dernier. Sit-in, boycotts, marches, coupures de routes … constituent en effet la marque de fabrique du mouvement des droits civiques. Ce répertoire d’actions se caractérise par son pacifisme fondamental, qui vise à montrer que la violence et la répression sont du côté du système, et non de ceux qui le contestent. L’environnementalisme traditionnel, aux Etats-Unis, se caractérise davantage par son légalisme, c'est-à-dire son approche souvent « technique » ou « experte » des problèmes environnementaux .

Très clairement, le « répertoire d’actions » mis en œuvre par le mouvement des Gilets jaunes s’apparente au même registre : Sit-in, boycotts, marches, coupures de routes. Dans la lutte contre l’incinérateur de déchets d’Ivry seront ainsi liées la composante écologiste « au sens traditionnel » et la composante de lutte contre les discriminations, puisque c’est précisément sur le terrain de la banlieue parisienne que cet incinérateur a été installé. Mais également la composante des conflits du travail, puisqu’il s’agit aussi d’une grève. Ses acteurs pacifiques, soutenus par les Gilets jaunes venus en renfort, seront expulsés de façon violente par les CRS utilisant en particulier les tirs tendus de grenades lacrymogènes. Keucheyan explicite ce lien entre les différents enjeux du mouvement social, dans les luttes pour la justice environnementale :

C’est exactement ce que le mouvement pour la justice environnementale est parvenu à accomplir lorsque, constatant que l’État favorise uniquement les populations blanches, et aisées dans ses politiques de gestion des déchets toxiques, il a forgé le concept de « racisme environnemental » et déclenché un puissant mouvement social .

3. Des différents modes de pollution et de la fierté comme dépolluant

« Oikein » signifie en grec habiter chez soi, vivre dans sa maison. Et « oikos » dit précisément cette appartenance à une maison collective : un monde commun dont les intérêts sont partagés par tous ceux qui l’habitent. Mais de l’économie à l’écologie, il y a l’écart du « nomos » au « logos » : de la dimension prescriptive de la loi à la dimension descriptive d’une parole rendant compte des relations qui l’articulent au réel. C’est précisément d’un milieu à la mesure d’un « réel » qui est celui de la pluralité des désirs que se réclame le mouvement des Gilets jaunes, à l’encontre du réel hégémonique produit par des pouvoirs déréalisants. Franck, en marge de l’Assemblée des Assemblées de Montceau les mines de juin 2019, me le dit dans un entretien :

Je suis fier d’être GJ : le fait d’être visible, de déranger. Le simple fait de porter un gilet jaune choque une catégorie sociale de personnes, et ça me fait plaisir. Il me faut subir au quotidien des choses que je n’ai pas souhaitées. Ils mettent des panneaux publicitaires partout ; et nous, notre panneau publicitaire, c’est le gilet jaune. J’ai rencontré des gens qui ont tous des visions politiques complètement différentes : ça me fait super-plaisir. Je me suis affiché tout de suite, même sur mon espace personnel, pour que les gens sachent que je soutiens à fond le mouvement.

La fierté est, elle aussi, un thème récurrent. Michèle, à Villejuif, insistait sur ce discrédit social et cette souffrance cachée dont le mouvement permet de sortir :

Les problèmes de fin de mois entraînent le mépris. Ils veulent qu’on ait honte d’avoir faim. J’ai fait un burn-out et j’ai été mise en arrêt maladie.

Pour Franck la visibilité fluo du gilet jaune est comme un symbole de la visibilité sociale qu’il revendique, du refus de la honte, renvoyée de ce fait même du côté des spoliateurs. Mais cette visibilité crée aussi un nouvel environnement, un milieu visuel qui vient contrer l’environnement hégémonique des « panneaux publicitaires » : celui du monde de la finance entrepreneuriale qui gangrène quotidiennement l’espace visuel et occupe le « temps de cerveau disponible » au même titre que les flux médiatiques de l’écran télévisuel, de la toile internet incessamment polluée par les publicités, ou de la presse main-stream. Dans Les Trois Écologies, Guattari écrivait en 1989 :

De même que des algues mutantes et monstrueuses envahissent la lagune de Venise, de même les écrans de télévision sont saturés d’une population d’images et d’énoncés « dégénérés ».

Et il ajoutait cette phrase qui résonne actuellement, trente ans plus tard, comme prémonitoire à plus d’un titre :

Une autre espèce d’algues, relevant cette fois de l’écologie sociale consiste en cette liberté de prolifération qui est laissée à des hommes comme Donald Trump qui s’empare de quartiers entiers de New-York, d’Atlantic City, etc., pour les « rénover », en augmenter les loyers et refouler, par la même occasion, des dizaines de milliers de familles pauvres, dont la plupart sont condamnées à devenir « homeless », l’équivalent ici des poissons morts de l’écologie environnementale .

De la prédation immobilière à la pollution télévisuelle, l’algue mutante a proliféré jusqu’à la présidence des Etats-Unis. C’est de la lutte contre cette pollution multiforme que relève une pensée de l’écosophie. Mais la métaphore des algues mutantes nous dit à quel point la question de l’environnement, celle du milieu dans lequel on baigne, nous contraint à ne pas limiter les questions environnementales à celles de la relation à la nature. Elle inclut, dans son analogie entre environnement social et environnement naturel, la métaphore des laissés-pour-compte comme « poissons morts ». C’est précisément ce qui conduira Guattari, dans Chaosmose, à poser la problématique en termes d’esthétique. Car si le mouvement des Gilets jaunes, très clairement, rassemble, c’est que la pauvreté ne s’y définit pas prioritairement en termes économiques, mais bien plutôt dans les termes éthiques d’une spoliation, renvoyant à la privation non pas seulement d’un espace vital au sens organique, mais d’un espace vital au sens symbolique. Dans la série de cours qu’il donne au tournant des années 90 au Collège de France sur l’État, Bourdieu affirme :

Si les rapports de force n’étaient que des rapports de force physiques, militaires ou même économiques, il est probable qu’ils seraient infiniment plus fragiles et très faciles à inverser. (…) Les rapports de force les plus brutaux – c’est ce que dit Hume – sont en même temps des rapports symboliques .

Ce que les GJ tendent à dissoudre, c’est précisément cet enchaînement symbolique de l’État, qui est une chaîne à tous les sens du terme : celle, logique, de « l’ordre des raisons » (pour reprendre une terminologie cartésienne), ou celle, écologique, de la continuité alimentaire. Les deux finissant, dans un État qui, par son désinvestissement économique de la question sociale, a largement perdu sa légitimité de « providence », par se réduire à celle, autoritaire, de la contrainte policière. C’est à ce désenchaînement symbolique que procède le mouvement des GJ, et c’est précisément la raison pour laquelle, à partir du mois de décembre 2018, les violences policières ont commencé à se déchaîner sur lui. La fierté revendiquée des GJ, le frisson émotionnel qu’elle fait courir, sont clairement liés à cette conviction que le déchaînement policier est la contrepartie de ce qui fait précisément le sens de la démarche revendicatrice : un désenchaînement d’une « raison d’État » qui défie toute rationalité authentique. D’où cette « urgence de penser » qui est au cœur de ce que Guattari nomme « écologie mentale », allant de pair avec l’ « écologie sociale » qui en est tout la fois la conséquence et la condition.
Vincent, ingénieur en résomatique de 38 ans, au RSA, vient de Niort. Je l’interroge en marge de l’Assemblée des Assemblées de Saint-Nazaire. Il a démissionné d’une entreprise dans laquelle il gagnait bien sa vie … mais où il voyait monter les « vagues de suicides ». Il raconte la suite :

J’ai été d’abord au chômage parce que c’était un refus d’une nouvelle mission. Après, j’ai songé à questionner mes besoins et mes ressources. Alors, j’ai tenté le RSA. Depuis, je suis au régime 75h par semaine, mais pour des choses qui me font plaisir : permaculture, collectif, associations. J’ai monté un repair-café où il y a des bricolos qui viennent. Plein de gens viennent avec ordinateur, imprimante. On est en face, comme un Service Après Vente alternatif, et on discute de l’objet. On a mis en place un système d’échange. On a aussi le Club des Glaneurs : on va glaner avec les agriculteurs, et on a le droit d’embarquer les patates pas bonnes. Et plein de choses come un système d’échange de services. Le nom de notre association de permaculture, c’est Les Roseaux sociaux.

Du jeu de mots qui associe les roseaux aux réseaux sociaux, à celui qui connote la définition pascalienne de l’homme comme « roseau pensant », il y a cette mise en abîme des mots-valises qui réactive la puissance du langage, allant à contre-courant de ce que Guattari (comme avant lui Orson Welles ou Viktor Klemperer) dénonçait comme sa perversion :

Non seulement les espèces disparaissent, mais les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine. Tout est mis en œuvre pour écraser sous une chape de plomb les luttes d’émancipation des femmes et des nouveaux prolétaires que constituent les chômeurs, les « émarginés », les immigrés …

À cette encontre, se fait jour sous nos yeux, par l’engagement de Vincent, un véritable écosystème, qui va faire pièce, par le langage et par le monde qu’il crée, aux défigurations de ce que Guattari appelle le CMI (Capitalisme Mondial Intégré). Vincent est « au régime » des 75 heures de travail par semaine, ce qui est le double de ses horaires précédents. Mais sur un mode où tout fait sens et cohérence dans une logique revitalisante, tenant les trois niveaux d’une activité laborieuse qui engage tous les niveaux de l’existence : au plan agricole, au plan industriel et au plan éducatif. Le choix alimentaire de la permaculture, l’activité du glanage qui crée le lien social avec les autres agriculteurs, le « SAV » alternatif, qui tout à la fois recycle le matériel informatique et assure une formation continue de ses utilisateurs, le lieu alternatif lui-même, comme espace d’échange et de discussion. Ainsi trouve son illustration cette analyse qu’André Gorz proposait en 1988 dans Les Métamorphoses du travail :

La société n’existe plus que dans les interstices du système, où de nouveaux rapports, de nouvelles solidarités, s’élaborent et créent de nouveaux espaces publics dans la lutte contre la mégamachine et ses ravages .

Un espace public réapproprié par ses interstices, voilà qui donne à la question du travail comme à celle de l’environnement social un tout autre statut, dans les orientations d’une pensée écosophique. À cet égard, les « ravages de la mégamachine » macropolitique sont bel et bien mis au défi par les formes multiples d’une micropolitique dont le mouvement des Gilets jaunes est porteur.

4. Être « pauvres » ?

Pour toutes ces raisons, les GJ, quelque représentation misérabiliste qu’on puisse en donner souvent, ne s’estiment pas fondamentalement pauvres, et ne considèrent surtout pas que la pauvreté soit une sorte d’essence, qui est précisément ce à quoi tendent à la réduire les politiques réactionnaires. C’est au contraire à sortir de cette essentialisation que le mouvement s’attache : « sortir du canapé », c’est quitter l’assignation à la pauvreté mentale et devenir doublement riche, d’une puissance réflexive tout à coup individuellement éprouvée et de la force du collectif qui va permettre de la déployer. D’où le besoin d’un recours à de nouvelles formes de l’éducation populaire. Dans de nombreuses assemblées, des réunions seront organisées autour des compétences de chacun. À Ivry par exemple, Daniel, qui est chercheur dans le mouvement Attac sur les questions environnementales, est aussi présent pour distribuer des tracts ou organiser des pique-nique que pour proposer un topo sur les sujets d’écologie politique. Rebeha, cadre moyen qui n’a pas de formation particulière hors de l’administration, va s’informer à fond sur les questions de justice fiscale pour proposer elle aussi des interventions écrites ou orales sur ce qu’elle a ainsi appris à l’occasion du mouvement. Elisabeth, aide-soignante, prépare et présente une série de conférences gesticulées sur la question du Referendum d’Initiative Citoyenne dont elle devient experte. Hugo, enseignant de sciences économiques et sociales, en thèse d’économie politique, fait un exposé sur les définitions du capitalisme. Et Johanna, institutrice de formation philosophique et militante fortement engagée dans le mouvement de grève de l’enseignement, invite ceux du groupe qui le souhaitent à la rejoindre pendant une semaine en Ardèche, pour l’équivalent improvisé d’une université d’été. Au menu, cuisine collective, randos et topos quotidiens. Tous ces gens qui ne se connaissaient pas, qui pour nombre d’entre eux n’étaient militants de rien, et que ni leurs goûts, ni leurs compétences, ni leurs professions, ni leur statut social, n’auraient destinés à se rencontrer, forment tout à coup un vrai collectif soudé, c'est-à-dire aussi un nouveau milieu social et un nouvel environnement collectif, dont les codes et les modalités échappent pour une large part à leurs environnements précédents. Les compétences sont soit de long terme, soit acquises sur le tas. Dans tous les cas, elles sont mises à la portée de tous dans l’intention affichée d’être à la fois des outils de réflexion et des armes de combat.
Émilie a un peu plus de la trentaine. Elle est au RSA, avec son mari et ses enfants. À la fin d’une réunion des GJ à laquelle on participait ensemble à Vitry, elle est venue discrètement me demander si elle pouvait emporter le paquet de chips qui restait des trois que j’avais amenés. Sur la photo que je prends à l’acte 22 des Gilets jaunes du samedi 13 avril 2019, où nous nous sommes retrouvées, elle pose fièrement, drapée dans un drapeau français sur son gilet jaune, au côté de son mari vêtu d’un treillis paramilitaire, avec chacun un autocollant du RIC fiché sur la poitrine. Derrière eux, une grande banderole se déploie :

Forces de l’ordre, entrez dans l’histoire, n’attendez pas qu’elle vous juge, rejoignez-nous !

La photo de gauche de la banderole représente le Procès de Nuremberg, avec la précision de la date : 29 novembre 1945 – 1er octobre 1946. Après la photo, Émilie me demandera si je peux partager avec elle le pain au chocolat que je viens de m’acheter à la boulangerie. On cause de Nuremberg et du procès, sur lequel elle m’interroge. Elle me parle des exercices de tir qu’elle fait au stand avec son mari. Et lui, tout fluet dans son treillis flottant, me raconte qu’il entraîne des militaires au saut en parachute … Des mondes historiques, sociaux et politiques se télescopent ainsi, avec une force dont on n’a ni le temps, ni souvent la possibilité, d’explorer les répercussions. Émilie vient régulièrement aux réunions des Gilets jaunes, parfois très présente, parfois fatiguée, parfois inattentive. Mais elle veut y être, elle veut EN être. Elle aussi, elle est sortie du canapé. Franck, à Monceau les mines me dira en juin le flot de sensations diverses que les manifs suscitent en lui :

Je suis mêlé de plein de sentiments, des hauts et des bas. J’attends les samedis avec impatience. Aujourd’hui ça va mieux, mais au début, c’était très difficile. J’arrive à mieux contrôler cette espèce d’excitation qui est apparue au tout début. On voit mieux à quoi on va être confrontés, à ce qui se passe en manifestation. C’est impressionnant de voir comment ça tirait dans tous les sens. Et pourtant, les gens n’abdiquent pas. Place de la République, les gens arrivent à ne plus avoir peur. Tout ce que ceux des forces de l’ordre peuvent utiliser comme répression face à des gens qui chantent : « On est là ! ». Ça me fait des frissons quand j’y repense.

L’impatience, l’excitation, la peur … et, finalement, ce sentiment qui fait l’unité, la force et l’enthousiasme commun de cette configuration si hétérogène : la fierté. « Les gens n’abdiquent pas » nous dit clairement la conscience de l’inégalité des armes dans le combat. Mais aussi la puissance du « On est là ! » qui donne le frisson. Quelque chose d’une dimension épique se joue ici : une beauté qu’on pourra transmettre et raconter de ce grand mouvement collectif, quels qu’en soient les devenirs et les écueils.
Bertolt Brecht, préparant, dans la perspective de son théâtre épique, une mise en scène du Coriolan de Shakespeare autour d’une révolte plébéienne de l’histoire romaine, saura mettre en évidence cette dimension contradictoire des mouvements de masse, qui provoquent un enthousiasme collectif alors même qu’ils sont nés dans les contradictions internes que suscite tout rapport au pouvoir :

Pour les masses, le soulèvement est plutôt une solution contre-nature qu’une solution naturelle, et si grave que soit la situation à laquelle seul le soulèvement peut les arracher, cette idée exige d’eux autant d’efforts qu’en demande à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers. (…) Il ne faut pas que nous nous dissimulions (pas plus à nous qu’au public) les contradictions qui ont été aplanies, refoulées, mises hors circuit, maintenant que, contraint par la faim, on engage la lutte contre les patriciens .

La « solution naturelle » est de fait la plus spontanée, celle qui répond au désir de soumission, qui est un désir fondamental de paix. Le soulèvement est en ce sens une solution « contre-nature » : il défend un droit naturel, mais il va à l’encontre du désir de paix et de la tendance spontanée à la soumission. En cela, il constitue un « effort », et un effort d’autant plus violent qu’il conduit à affronter la violence du pouvoir. Autant d’efforts qu’en demande à l’homme de sciences une conception nouvelle de l’univers, dit Brecht, auteur d’une Vie de Galilée qui explore les enjeux politiques de la question du savoir astronomique. Cet effort contre-nature pour aller à l’encontre de sa propre perception du monde, c’est aussi celui que fournit Émilie pour rentrer dans un univers de la revendication et des luttes sociales qui n’est pas le sien. C’est celui que tout chercheur fournit pour sortir des académismes de sa formation et produire un nouveau milieu de pensée partageable. C’est celui qu’exigent de moi ceux qui m’accueillent dans leur groupe et font confiance à mon désir de les accompagner. C’est celui que va fournir Alain, commerçant, pour mettre son savoir-faire au service d’une idéologie collective qu’il ne partageait pas nécessairement, pour entendre d’autres discours et s’informer de problématiques politiques dont une partie lui étaient étrangères. Six mois plus tard, de simple visiteur de son groupe, il en est devenu un pilier. Il fait le lien avec la cantine alternative qui soutient le mouvement, pour pousser les GJ à aller avec lui donner un coup de main à la cuisine. Kevin, d’un autre groupe, fait venir des GJ d’ailleurs, des décrocheurs de portraits présidentiels, des alternatifs de tous bords, pour échanger avec l’assemblée et présenter leurs propositions. Et face à la crainte que suscite l’explosion des violences policières en manif, il s’informe des parades, des possibilités de s’organiser, des conseils tactiques pour tenter de les prévenir, de les éviter ou de parer les affrontements. Un autre cherche des conseils juridiques en cas de garde à vue, des conseils médicaux en cas d’exposition aux lacrymos, des conseils judiciaires en cas de poursuite. Soucieux de la dimension pratique des choses autant que de l’objectif politique qui anime le mouvement. Il a changé physiquement, plus inquiet et plus déterminé à la fois, plus mature et plus attentif à chacun.

Félix Guattari écrivait en 1992, dans Chaosmose :

Notre survie sur cette planète est menacée non seulement par les dégradations environnementales, mais aussi par la dégénérescence du tissu des solidarités sociales et des modes de vie psychiques .

Et il appelait à un « redéploiement » des dimensions environnementales, sociales et psychiques ainsi menacées. Il semble bien que le mouvement des Gilets jaunes soit l’une des formes les plus vivaces dans sa multitude (et pour cette raison aussi les plus violemment ou insidieusement attaquées) de ce redéploiement. Ninja, en marge de l’Assemblée de Saint-Nazaire, m’en dit la puissance :

Tu dois parler sur la frustration. Ce sont des bombes à retardement. Les gens ont peur de parler, mais c’est une force colossale. C’est mondial : les gens en Algérie me le disent. Mes copains algériens sont dans la rue comme nous.

C’est de la « force colossale » de ce nouvel environnement mental que pourrait procéder le slogan fédérateur repris par les Gilets jaunes : « Fin du monde, fin du mois, même combat ».