HORS-CHAMP


Pratiques n°48, "L'enfermement", janvier 2010

C'est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes. (…) Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C'est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d'âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps. (1)

Arendt dit ici en quelques mots ce qui est l'enjeu existentiel d'une vie publique dans l'espace social commun : tout simplement la certitude d'exister. Et cet enjeu existentiel est dans le même temps un enjeu politique. L'espace commun n'est pas naturel, puisqu'il est au contraire "arraché aux ruines naturelles du temps". Il se construit collectivement comme une lutte permanente contre l'entropie, comme une force de résistance à l'effet naturel de chute et de désagrégation. C'est parce qu'il y a vie collective, échange, relation, qu'il peut y avoir certitude d'être, et nécessité d'être en commun.
Le délit est précisément ce qui est supposé faire effraction dans cet espace public, ouvrir une brèche qui rompt le commun et déchire l'espace de socialité. Il signale une défaillance dans la perception du commun.
Par quelle aberration la sanction qui prétend y répondre peut-elle donc se présenter, dans la peine d'enfermement, comme la répétition même de cette rupture, la reproduction délibérée des conditions d'une disparition de l'espace commun ?

1. L'irrationalité carcérale

Ce qu'on veut interroger ici, ce ne sont pas seulement les effets destructeurs de l'incarcération, mais sa fondamentale irrationalité : pour stigmatiser chez un sujet le caractère asocial du geste transgressif, on le désocialise délibérément. Pour lui signifier les règles d'une vie commune, on le livre à l'exceptionnalité d'une vie recluse. Pour le convaincre de la légitimité du droit commun, on le soumet à l'arbitraire d'un espace totalitaire.
Prétendant réintégrer dans le champ de la vie sociale un sujet désocialisé par son délit, la prison le met radicalement hors-champ, et l'expose par là-même à la dérégulation interne violente de l'espace-temps carcéral. Car le hors-champ n'est pas seulement un espace d'isolement, c'est un espace de désolation et d'abandon à tous les abus, dans le temps le plus accru de la surveillance et du contrôle.
Ce hors-champ est un huis-clos, dans lequel le droit de regard extérieur est quasiment inexistant. Un huis-clos quotidien et sans médiation entre le prisonnier et ses gardiens. Un huis-clos dans lequel l'adminstration carcérale est toute-puissante, sans réel contre-pouvoir, pour exercer sa souveraineté et imposer son arbitraire : toute autorisation d'activité ou de communication passe par elle. Le prisonnier est aliéné à ses geôliers avant de l'être son espace.
Ce qui est donc absent de cet espace, c'est d'abord un droit de regard. Le photographe Mathieu Pernot rend sensible cette absence dans le livre Hautes surveillances, paru en 2004. Il se divise en quatre parties : Promenades, Panoptique, Portes, Les Hurleurs. Seule la dernière est en couleurs, c'est celle qui est prise du dehors.

2. Les hurleurs

Les regards des hurleurs sont tous dirigés vers un hors-champ : celui de la prison. Et ils s'adressent tous à quelqu'un : le proche incarcéré (compagnon, père, fils, frère, ami), qu'ils ne peuvent pas voir, et dont ils ne peuvent se faire entendre qu'en hurlant. Hors champ aussi parce que hors de portée de voix. Chaque hurleur est seul à l'image, le corps tendu dans l'effort de son cri, silhouette nette, sculpturalement détachée sur un fond désolé (mur, terrain vague, habitat informe). Comme un guetteur, ou le relais symbolique d'une présence disparue de l'espace commun, ils disent à la fois l'impossibilité d'atteindre la personne, et la nécessité de l'assurer de sa présence au monde. La nécessité que le lien affectif puisse encore faire signe d'un monde partagé, d'un champ commun contre la réalité du hors-champ.
Ou, comme l'écrit l'historien Philippe Artières dans la préface :

Ces voix font ainsi exister non le stigmate mais l'individu. Elles disent ce que l'on tait, elles se substituent à l'appel réglementaire. Les hurleurs refusent la tête basse de la file d'attente ; ils refusent l'ordre de la parole contrôlée du parloir. Ils refusent le silence honteux. Ils se tiennent debout. (2)

C'est sur le double sens de ce "silence honteux" qu'il faut revenir ici. Artières présente le geste des hurleurs comme un geste de solidarité dans toutes les dimensions du terme : solidarité affective avec le proche incarcéré, mais aussi retissage du lien social que la prison vise à détruire. Et ce retissage passe, de la façon la plus immédiate et la plus vitale, par le cri. Mais le silence que brise ce cri n'est pas seulement celui du hurleur : c'est le silence de l'institution. Et de ce fait, la honte n'est pas seulement celle que les proches seraient supposés éprouver. C'est bien plutôt d'abord celle de l'administration. Est honteux ce qui ne peut ni se montrer ni s'avouer, et use donc du silence comme d'un paravent de l'inavouable. Or c'est précisément cette volonté d'occultation qui caractérise le système carcéral. Ce que dit encore Philippe Artières :

Qui connaît autre chose des maisons d'arrêt et ds centrales que leurs murs opaques ? Notre vision ne va jamais au-delà ; ainsi est-ce toujours la même représentation de la prison qui nourrit nos imaginaires : un lieu obscur, un objet trouble. (3)

Cette lutte permanente contre l'injonction de se cacher, de s'absenter, de disparaître de la surface du monde, c'est la tâche quotidienne du prisonnier pour rester en vie, la résistance qu'il doit mettre en œuvre pour rester présent à un monde qui le nie. Cette volonté-là, Mathieu Pernot en enregistre la trace photographique à même les murs de la prison :

Les murs des cours de promenade sont parsemés de graffitis, de dessins, de messages inscrits par les détenus. Ils sont de véritables surfaces sensibles, des espaces d'inscription leur permettant de fixer leur passage, d'enregistrer le fait qu'un jour, en un lieu, ils sont passés par là. Creuser quelques mots dans la pierre ou le bêton constitue un acte très proche de l'enregistrement photographique, une façon de laisser une trace, d'affirmer un "ça a été" ou "j'ai été là". (4)

3. Ne pas disparaître

Il établit ainsi un parallèle entre son geste de photographe et l'objet même de la photographie : le "ça a été" se réfère à La Chambre claire de Roland Barthes, où celui-ci désignait l'une des fonctions photographiques comme celle de l'enregistrement des traces. Le prisonnier qui signe sa présence au monde par le graffiti produit ainsi l'équivalent du geste photographique comme geste existentiel d'assurance de sa propre réalité. Et les photographies qui constituent cet ouvrage nous apparaissent comme une véritable triangulation de la résistance à l'espace délétère de la prison : celle des graffiteurs, celle des hurleurs, celle du photographe, tentant de transgresser la honteuse injonction au silence de l'espace carcéral.
De cette volonté de faire trace en brisant le silence, témoigne aussi, sur un autre registre mais avec la même intensité, le philosophe Bernard Stiegler. Incarcéré pendant cinq ans dans sa jeunesse pour un délit de droit commun, il met en évidence cette volonté vitale de faire présence, de faire trace dans un monde commun pour surmonter la permanente injonction à l'absence, qui sera pour lui la première occasion de passer à la philosophie :

J'eus la présence d'esprit de me mettre à lire et à écrire, sécrétant autour de moi un milieu hypomnésique intime, et cependant déjà en voie de devenir public. (…) Si cela ne s'était pas poduit, je serais devenu fou ou totalement asocial. (…) Je déposais chaque jour les traces sur le papier, comme un escargot bavant sur un mur. (5)

Et, de fait, je n'ai pu tenir - et continuer d'avoir lieu - qu'en constituant et reconstituant quotidiennement la localité artificielle de mon écriture et de mes lectures. (6)

La bave de l'escargot comme trace organique de soi-même, c'est la possibilité d' "avoir lieu", de s'inscrire dans un espace-temps, de participer au monde commun, de "devenir public" en dépit de la réalité même de la réclusion, pour simplement rester vivant.
Stiegler ne présente pas le temps de la prison comme un temps qui lui est donné pour lire et écrire. Il présente au contraire la lecture et l'écriture comme des "passages à l'acte", littéralement arrachés à l'anéantissement de la prison. Comme des réactions vitales à un milieu fondamentalement destructeur.
Le prisonnier est celui dont la destinée institutionnelle est tout simplement la disparition. Et il faudrait être aveugle pour voir dans cette institution l'espace possible d'une réhabilitation. Quand elle a lieu c'est toujours contre l'institution, jamais par elle. Et c'est bien là le second et le vrai motif de la honte : non pas celle des prisonniers, mais celle de l'institution elle-même, qui se sait vouée à détruire ce qu'elle prétend reconstruire. Et ne peut donc le faire que dans le silence de l'occulte.

4. L'hostilité de la honte

Demandant à voir notre ami P.B. mis à l'isolement en hôpital psychiatrique, nous nous heurtons à des personnels non pas attentifs et soucieux, mais systématiquement hostiles. Demander de ses nouvelles, demander à le voir, demander à lui parler, demander qu'on lui transmette un message d'amitié, c'est déjà affirmer un droit de regard sur ce qui ne doit pas être vu. C'est mettre les personnels en mesure de prendre conscience de l'écart considérable entre leur prétention à soigner et la réalité du traitement qui est infligé par l'isolement : la privation relationnelle, la contention, la possibilité de la maltraitance hors de tout regard extérieur. L'ouverture au pire que constitue toujours la fermeture du hors-champ. Quand il réapparaîtra, temporairement relâché par le service, ce sera sous la figure du détenu de camp de concentration, le crâne rasé, les poignets tuméfiés, le corps sale et amaigri, l'air absent de celui auquel on a dénié toute possibilité de présence au monde commun.
Cette hostilité de la honte qui va toujours de pair avec l'occultation de la violence, on peut la reconnaître aussi bien dans les comportements des administrations pénitentiaires, que dans ceux des institutions hospitalières qui gèrent la réclusion, et dont le sociologue Erwing Goffman a produit dans Asiles une redoutable analyse. L’opposition que Goffman établit entre la “vie normale” et la “vie recluse” tient en effet en deux points :
-La vie recluse brise la séparation normale entre les différents champs d’activité (dormir, se distraire, travailler) en supprimant à la fois la diversité des lieux (puisque tout est inscrit dans le même cadre) et la diversité des partenaires (puisque le sujet est confiné dans un environnement humain unique et constant).
-La vie recluse creuse le fossé entre dirigeants et dirigés, puisque ces derniers se perçoivent eux-mêmes en position de faiblesse et de déchéance, c’est-à-dire à la fois de dépendance et d’infériorité constante par rapport aux premiers, qui ont l’avantage corrélatif de la force et de l’autorité.
Les dirigeants (ou exécutants de la direction) d’un système de réclusion n’étant pas eux-mêmes reclus, définir la réclusion comme caractérisant non seulement le mode de vie mais la représentation de soi et conditionnant tous les registres affectifs et existentiels, c’est établir entre dirigeants et reclus une différence de nature, la conscience de ne pas appartenir à la même humanité.

5. Les formes diversifiées du huis-clos

Le système de la réclusion est donc par excellence un système discriminant, dans lequel il n’y a plus de commune mesure entre deux normes de l’humanité, et dès lors plus d’identification possible entre l’une et l’autre. Un système qui par définition abolit le registre de la “compassion” au sens propre; c’est-à-dire, au contraire de l’apitoiement hiérarchique et misérabiliste, la simple faculté d’éprouver la douleur de l’autre comme sienne, ou sa déchéance comme potentiellement réalisable en soi, et rationnellement envisageable. Ce que dit Primo Lévi du regard concentrationnaire dans Si c’est un Homme, “regard échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents”, peut ainsi s’appliquer mot pour mot à certaines formes du regard hospitalier, comme à la plupart des formes du regard carcéral.
Mais le huis-clos familial peut produire rigoureusement les mêmes effets : combien d'appartements douillets où l'inceste se produit par l'exigence même du respect de la vie privée, et le présupposé de la bienveillance parentale ? Combien de lieux anodins, supposés heureux, où le hors-champ autorise, sans recours possible, tous les abus ? Combien d'omertas sur les comportements violents, ou simplement pathogènes, des personnes ayant autorité, au nom même de leur respectabilité ?
Dans Family Life, sorti en 1969, Ken Loach mettait en évidence ce simple enfermement mental que peut constituer la rigidité du comportement maternel, produisant des formes de maltraitance psychique très insidieuses, difficiles à désigner, et sur lesquelles aucun droit de regard ne peut réellement s'exercer. Et un film récent de Michaël Hanecke, Le Ruban blanc, montre la clôture sans merci que peut provoquer l'autorité paternelle dans ses effets de culpabilisation.

Le hors-champ, l'impossibilité du regard, la distanciation de la honte, produisent l'éviction du champ de l'espace public beaucoup plus sûrement que toutes les clôtures qui le traversent et le circonscrivent. A cet égard, la prison est non pas par accident, mais dans son essence même, le lieu d'un déni du politique. Elle est la figure d'une mise en échec de la socialité. Elle est en outre, et a toujours été, porteuse des effets de la discrimination raciale comme de la discrimination sociale, redoublant les processus de ghettoïsation de l'espace public.
S'il est question de "lutter contre la délinquance", on constatera d'abord que les formes de délinquance les plus puissantes et les plus violentes viennent de ceux-là mêmes qui préconisent les politiques les plus répressives. Des milieux mêmes qui refusent les politiques égalitaires de prévention sociale qui pourraient rendre obsolète, dans la plupart des cas, le désir rageur du passage à l'acte.
De la circulation des personnes, de l'échange des idées, dépendent toutes les formes de la vitalité, familiale sociale ou politique. Provoquer délibérément, massivement, leur rétention, c'est renoncer à l'idée même d'une vie politique possible.

Notes:
1. Hannah ARENDT, La Condition de l'homme moderne (1958), Ed. Pocket Agora, 1994, p.92-95
2. Philippe Artières, "Lignes de fuite", in Mathieu Pernot, Hautes surveillances, Actes Sud, 2004, p. 8
3. Ibid, p. 9
4. "Les prisons photographiques", entretien avec Mellany Robinson, op. cit. p. 75
5. Bernard Stiegler, Passer à l'acte, Galilée, 2003, p. 42
6. Ibid, p. 55

© Christiane Vollaire