Homo homini lupus ?


Pour le site Reporterre. Juillet 2019
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Archétype de la sauvagerie, de la prédation et de la violence, le loup apparaît classiquement comme cette figure repoussoir de l’animalité brutale, par opposition à l’homme civilisé, auteur et acteur du droit. Hobbes, dans Le Léviathan, met en évidence ce paradigme destructeur de la guerre civile, comme retour à l’état de nature, auquel ne peut mettre fin que l’établissement d’un droit souverain qui garantit la paix. Le loup est le contre-modèle de ce qui doit être, pour chacun, éradiqué en soi, comme la dimension primitive d’un inconscient anté-humain prêt à resurgir si on ne le maîtrise pas. Terreur enfantine des contes de fées, il demeure aussi, collectivement, la figure de la « guerre de tous contre tous ». La violence faite aux loups apparaît alors comme la garantie de la pacification entre les hommes, dans ce modèle encore ancien de la peur du loup. Et celui qui s’y dérobe doit être traité comme un loup, c'est-à-dire ostensiblement châtié par la souveraineté du pouvoir.
Une pensée contemporaine de l’équilibre écologique, alliée à la sécurisation des campagnes et aux transformations du monde rural, a cependant, dans la modernité contemporaine, fait muter ce concept de la dangerosité externe et de la rivalité en un concept de la complétude entre les espèces et de la biodiversité. Les représentations du biomimétisme tendent ainsi à apparenter les espèces animales à l’espèce humaine, à faire entrer leurs relations dans un mode d’observation réciproque et d’adaptation comportementale, bien différent du struggle for life tel qu’il se pense dans les représentations du darwinisme social. Les espèces n’y sont plus rivales mais complémentaires, indispensables les unes aux autres dans des rapports d’homéostasie. Et les politiques publiques, créant en particulier un ministère de la transition écologique, accréditent cette mutation contemporaine et pacifiante des représentations dans les rapports du monde humain au monde animal.

C’est précisément cette mutation contemporaine qui a été récemment et brutalement remise en cause au sein même de ce ministère, où la gestion des loups, après les années 2010, a pris un nouveau tournant pour s’infléchir radicalement dans un sens non plus d’observation et de prévention des risques, mais bien plutôt d’éradication. Les tirs de loups sont devenus la règle là où ils ne constituaient que des exceptions justifiées. Une logique de guerre et d’extermination aveugle s’est ainsi substituée à une forme de diplomatie inter-espèces.
On ne peut éviter le parallèle entre cette violente mutation anti-écologique et la montée en puissance des logiques sécuritaires au sein des politiques publiques. Tirs de flashball, mutilations, éborgnement des manifestants, morts dans les quartiers populaires au sein des commissariats, traitements inhumains et dégradants contre les migrants, montée des chars de combat sur les Champs-Elysées, transformation d’une ZAD en champ de bataille, usage d’armes de guerre dénoncé non seulement par les associations de droits de l'homme, mais aussi bien par l’ONU que par l’Union européenne. Opposants politiques, exilés, personnes revendiquant de sortir de leur situation de précarité, sont traités non plus comme les interlocuteurs d’un débat nécessaire ou les partenaires d’une négociation, non pas même comme des adversaires, mais comme des bêtes à abattre.
Très clairement, la violence attribuée aux loups est passée du côté des dirigeants. Une technocratie en col blanc protégée par sa garde prétorienne de mafieux avérés, tirant sur des manifestants pacifiques avec la même sauvagerie que sur de dangereux prédateurs, pour poursuivre impunément sa propre œuvre de prédation. Le modèle du loup apparaît alors bel et bien dans toute sa complexité, pour mettre en évidence le retour à un paradigme archaïque, un tournant profondément réactionnaire, renvoyant les politiques publiques, dans leur gestion des loups comme dans leur gestion des hommes, à une nouvelle forme d’obscurantisme féodal.