Y A-T-IL UNE VIOLENCE DE L’UNIVERSEL ?


L'idée d'universel est-elle un prétexte à l'exploitation, ou le fondement d'une libération ?
Conférence pour la Grande Loge mixte, Paris, Vendredi 11 janvier 2013

1. La tête de Janus de la Déclaration des droits de l'homme
2. Le parallèle algérien
3. Les ambivalences du rapport à la nature
4. Le double langage du monothéisme
5. Le féminin comme genre mineur
6. La mutilation de l’imaginaire par la représentation raciste
7. La discrimination bienveillante
8. La question des migrations : problématique contemporaine de l’universel

L’idée d’universel relève d’abord des catégories logiques : elle s’oppose à l’individuel autant qu’au particulier, et se distingue du général. La querelle des universaux, courant tout au long du Moyen Âge, du XIème au XIVème siècle, porte sur la problématique ontologique de l’essence des choses, et la question de savoir si leur vérité coïncide avec leur réalité particulière plutôt qu’avec leur dénomination abstraite. Et elle se poursuivra, d’une certaine manière, à la période contemporaine, dans les débats liés à la linguistique.
Qu’il y ait précisément, à tous ces moments et sur des sujets aussi spécifiquement intellectuels et spéculatifs, querelle, nous informe déjà de deux choses :
- d’une part le terme le plus englobant qui soit est paradoxalement aussi le moins consensuel
- d’autre part les enjeux de la question des dénominations sont des enjeux polémiques, dépassant la simple spéculation des jeux de langage.

Et cette dimension polémique nous dit aussi que les problématiques de l’universalité recouvrent, d’emblée, des enjeux de pouvoir : la question de l’universel, qui se veut par définition unifiante, pousse paradoxalement à s’entredéchirer parce qu’elle est en réalité fondamentalement politique.
C’est précisément parce que nos sens ne nous offrent que de la différence, que du particulier, que du multiple, que l’universel n’est pas une donnée, mais un programme à construire. La condition de rapports de pouvoir qui ne sont pas fournis par la nature, mais soutenus par des dispositifs culturels.
C’est le fondement politique de cette abstraction de l’universel, et le programme qu’elle nous impose, que nous devons interroger ici. Et ce programme est en quelque sorte la feuille de route d’un véritable parcours du combattant.

1. La tête de Janus de la Déclaration des droits de l'homme

Le moment où l’universel s’impose comme programme politique n’est pas bien compliqué à dater : en 1783, la première Déclaration des Droits de l'Homme fonde l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique. Elle sera suivie, six ans plus tard, de la Déclaration française, qui demeure en préambule de la Constitution.
On demeure perplexe qu’une nation historiquement fondée sur l’extermination des Indiens et la pratique de l’esclavage, produisant les lois fondatrices de la discrimination raciale qui ont perduré jusqu’à la deuxième moitié du XXème siècle, ait pu dans le même temps se légitimer par l’affirmation de l’universalité du droit.
On est pourtant bien là au cœur de la question du pouvoir, et des jeux de double langage qu’elle suscite. Et dès que le langage est double, la question qui se pose est celle de la tête de Janus : vers où est tournée chacune des deux faces qui sont mises dos à dos ? A qui s’adresse la réalité du pouvoir ? A qui s’adresse son discours de légitimation ? Ainsi, la question des Droits de l'Homme a deux faces dont la locution ne s’adresse pas au même récepteur.

La Déclaration des Droits de l'Homme de 1783 est une déclaration d’indépendance du peuple américain à l’égard de la puissance anglaise. L’Amérique, colonie anglaise depuis le XVIIème siècle, déclare les Droits de l'Homme comme une dénonciation de la tutelle britannique. C’est l’affirmation d’une volonté d’émancipation à l’égard du colonisateur. Mais la force performative de cet acte déclaratif, c’est la puissance financière qui permet aux Pères fondateurs de rendre effectif l’acte d’émancipation. Ce n’est pas dans le geste discursif de la déclaration des droits que les Etats-Unis deviennent « le pays de la liberté », mais dans le geste économique de jeter par-dessus bord, dans le port de Boston, les caisses de thé dont la perte va ruiner la puissance coloniale anglaise.

Il n’est pas indifférent, à cet égard, que le mouvement de la droite dure américaine, qui s’est fondé en 2008 dans les attaques portées contre un Président noir et contre une politique fédérale de réajustement économique, porte le nom emblématique de « Tea Party » : l’ironie originelle de la « partie de thé » au sens du goûter mondain tel que le pratiquaient les Anglais ; mais aussi, désormais, le parti qui fonde son pouvoir sur ce qui a permis à l’Amérique de défier la tutelle coloniale : sa propre puissance de colonisation, forgée dans la pratique de l’esclavage.
L’historien américain Howard Zinn, récemment décédé, écrira une Histoire populaire des Etats-Unis qui réinterprète ce concept de la « liberté » à l’aune de ses réalisations concrètes.

L’universalité de la Déclaration des Droits de l'Homme est ainsi le lieu d’une double torsion : d’une part celle qui l’adresse à l’encontre d’une puissance coloniale pour la dénier à des populations colonisées ; mais d’autre part aussi celle qui va identifier et désigner comme défenseur des libertés un pays qui ne cessera de s’affirmer comme fauteur d’ingérence et d’oppression. Et commettra ces ingérences au nom d’une défense des droits.
Il faut s’attacher plus particulièrement à ce qu’ici, la défense des droits n’est pas un simple mensonge. Elle est le masque qui permet de légitimer de multiples formes d’oppression. Et cette puissance de légitimation est un véritable soutien politique, plus fort qu’une puissance militaire, et largement complémentaire de celle-ci lorsqu’il l’accompagne.
La violence est d’autant plus violente qu’elle se présente sous les apparences de la bienveillance, et la contrainte d’autant plus efficace qu’elle se présente dans le vocabulaire de la liberté. Ainsi la discrimination est-elle d’autant plus imparable qu’elle se présente dans les termes de l’universel.

2. Le parallèle algérien

Cette tête de Janus d’une Déclaration des Droits de l'Homme qui s’adresse à une puissance oppressive pour se retourner contre une population opprimée, on en retrouve exactement l’équivalent français, à ce point de focalisation que va constituer le conflit algérien, dans les Massacres de Sétif.
Le 8 mai 1945, jour de fête emblématique de la libération française, des milliers d’Algériens, dont une large partie a contribué à la libération de la France qui vient de mettre fin à l’occupation nazie (puisqu’en particulier les armées de libération ont utilisé le territoire algérien et l’aide de ses militaires et de ses habitants), sont massacrés par la police et l’armée française pour avoir réclamé leur propre indépendance.
En 1960, dans un Discours prononcé à la Conférence d’Accra au Ghana, « Pourquoi nous employons la violence », Frantz Fanon, psychiatre, théoricien et militant de l’indépendance algérienne, le rappelait, en pleine guerre d’Algérie :

Le 8 mai 1945, il y a bientôt quinze ans, le peuple algérien défilait dans les principales villes d’Algérie pour réclamer la libération de certains détenus politiques et l’application des Droits de l'Homme sur le territoire national. A la fin de la journée, 45 000 morts algériens étaient enterrés. (…) jusqu’à ce jour, pas un français n’a été traduit en justice pour répondre d’un seul de ces 45 000 morts.

Et en 2005, le philosophe Sidi Mohammed Barkat écrivait, dans Le Corps d’exception :

La singularité de la politique coloniale depuis les années 1870 réside dans le fait que les colonisés sont directement conçus par l’organisation étatique comme des corps largement privés de la puissance symbolique et appelant nécessairement un dispositif particulier de contrôle administratif et policier. L’image des corps indigènes soumis au régime d’exception – c'est-à-dire l’image du corps d’exception – relève d’abord et avant tout du dispositif politique colonial.

L’exceptionnalité du droit dans le système colonial justifie cet usage du double langage qui va précisément pétrifier la langue du colonisé : le corps d’exception est un corps rendu muet par l’injonction paradoxale du droit, et de ce fait même réduit à ne pouvoir plus qu’exercer ou subir la violence. Et Barkat montre comment les événements de Sétif seront fondateurs des violences de la guerre d’Algérie, le pouvoir français justifiant, par les débordements marginaux de quelques manifestants, l’ultra-violence omniprésente de la répression :

A l’occasion de cet événement, (les autorités) habillent leur discours de la référence aux Droits de l'Homme, droit au respect et à la protection de la vie notamment. Cette frappe du discours colonial, en tant qu’il est fondé sur la protection de l’humain, constituera dès lors le socle à partir duquel se justifieront toutes les exactions futures auxquelles seront soumis les colonisés.

C’est au nom des Droits de l'Homme que s’exerce la répression en Algérie, comme c’est au nom de l’universel que s’est exercée la colonisation. Et l’on ne peut pas affronter cette perversion sans une analyse claire de l’usage des concepts qu’elle met en œuvre.
Car cette perversion des usages a largement contaminé les concepts eux-mêmes, et les a de ce fait exposés au discrédit. Or ce discrédit jeté sur l’universel fait perdre à la reconnaissance des droits le seul point d’ancrage sur lequel on pouvait les fonder.
C’est donc maintenant qu’il faut revenir au concept de Droits de l'Homme et à la valeur d’un universel, si l’on veut pouvoir affronter les abus qu’aucune autre arme symbolique ne nous permet de combattre.

3. Les ambivalences du rapport à la nature

L’universel, dans son sens politique, ne s’applique qu’à l’humanité. Les autres formes d’animalité doivent en être clairement exclues, si l’on veut que le terme puisse être vecteur de droit. Et l’une des formes que prend traditionnellement le sabordage des Droits de l'Homme est précisément celle qui lui associe un prétendu droit des animaux, ou droit de la planète, ou droit de la nature. Il n’y a de droit que là où il y a des sujets qui en sont porteurs, vecteurs de subjectivité et susceptibles de remplir des devoirs.

La nature, dans la perspective d’un universel politique, n’est pas un sujet de droit, mais l’objet d’un discours légitime sur le droit des hommes. Et s’il doit y avoir « protection de la nature », c’est nécessairement dans le seul intérêt de l’espèce humaine. Non pour la préserver de la disparition, ce qui ne peut être, à l’échelle de l’espèce, qu’un fait de nature comme l’a été son apparition dans la perspective d’une théorie de l’évolution ; mais pour permettre que sa présence à la surface de la planète soit protégée de ses propres abus, qui prennent toujours, y compris dans leur dimension la plus clairement économique, le sens politique de rapports de domination. De ce point de vue, si l’option écologiste entre clairement dans une dynamique de Droits de l'Homme, elle ne s’intègre nullement dans les perspectives quasi-théologiques revendiquées par une part de l’écologie contemporaine. Celle en particulier qui se réclame des positions de Hans Jonas dans Le Principe responsabilité.

Cette représentation d'une nature sacrée, qui doit être mise à distance de la main humaine et protégée de son intervention, et face à laquelle tout désir d'appropriation ou de domination doit être tenu en respect, est par là même celle d'une nature fragile, précaire, précieuse par cette fragilité même qui l'expose à l'agression humaine. Un paragraphe entier est consacré à la « vulnérabilité » de la nature, offerte à la violence dominatrice de l'homme et à sa prédation. Et il est difficile de ne pas renvoyer cette nature bonne et pourvoyeuse, dont l'harmonie est menacée par l'ambition humaine, au mythe biblique du Paradis terrestre. De même qu'il est difficile de ne pas donner pour pendant au « principe responsabilité » un principe de culpabilité. La préface de l'ouvrage le dit :

La méthode analytique et expérimentale qui s'impose au XVIIe siècle, et qui n'a plus une attitude contemplative, mais agressive à l'égard de son objet, contient déjà dans son esprit l'habilitation à, et dans ses résultats la voie vers un rapport actif au connu .

De fait, la pensée de Jonas, profondément théologique, provoque ici un étrange vertige, dans la mesure où le mythe créationniste d'une nature bénéfique, écrin d'une émergence de l'homme, y est corrélé à la représentation d'une nature fragile, objet de son intervention. Comme si tout à coup l'échelle changeait, de l'environnement cosmique à la proximité immédiate. Comme si cette « transformation de l'essence de l'agir humain », pour reprendre la formule que Jonas emprunte à Heidegger, avait réduit les dimensions de l'infiniment grand à celles d'une proportionnalité humaine.
Mais aussi comme si ne pouvait pas être envisagée cette réalité, pourtant très élémentaire, d'une violence de la nature, des dangers auxquels elle expose l'homme, et d'une technique qui est d'abord et fondamentalement un moyen de défense à son encontre. Ou un moyen, selon une théorie cartésienne moins caricaturalement présentée, de tenter d'affronter la mort, destinée naturelle par excellence, et pas précisément bienveillante.

4. Le double langage du monothéisme

Mais que l’universel représente l’homme par opposition à l’animal, signifie aussi qu’y est inclus l’ensemble de l’humanité, aussi bien du point de vue des différences géopolitiques, que du point de vue des distinctions de genre. Et c’est précisément la reconnaissance des différences qui peut abolir la reconduction des discriminations, entre peuples ou entre sexes.
Là encore, une nouvelle perversion s’opère : celle qui, prenant prétexte des discriminations de genre établies dans certaines cultures, en tire avantage pour produire des rapports de discrédit ou de domination.

L’exemple emblématique en est évidemment le discrédit jeté sur les cultures arabes au motif de leur non respect du droit des femmes. Et là, il est de nouveau nécessaire de distinguer, de dissocier, d’articuler, pour éviter les incessants amalgames produits à tous les niveaux de la réflexion ou de la médiatisation contemporaine.
Le plus risible (s’il n’avait pas des effets si terrifiants) est le motif produit pour justifier les interventions occidentales en Afghanistan, interventions dont la raison d’être est dans les motifs économiques liées à son emplacement stratégique du point de vue des ressources naturelles, autant que des positions militaires ou de la narco – économie. Mais l’antienne sur l’Afghanistan est la défense du droit des femmes, menacées par l’intégrisme musulman de ceux qu’on désigne comme les « Talibans ». Et l’on doit croire que la guerre se justifie par la nécessité de les soustraire à ce terrifiant pouvoir, comme elle se justifiait trente ans plus tôt, prenant le parti des musulmans, par la nécessité de les soustraire aux abus liberticides du régime soviétique qui occupait le territoire.

Vouloir défendre le droit des femmes par l’intervention militaire est à tout le moins contradictoire, si l’on prend en compte ce fait, de notoriété publique, que la majorité des exactions commises à l’encontre des femmes (en l’occurrence et en particulier, les viols) le sont par des armées, que celles-ci soient régulières ou non, qu’elles soient internationales ou non, et qu’elles se présentent ou non sous l’appellation avantageuses de « forces de maintien de la paix » comme l’OTAN en envoie à travers le monde, de la corne de l’Afrique (où les forces de maintien de la paix canadienne ont été convaincues d’agressions sexuelles à répétitions) à l’Europe centrale, en faisant trois fois le tour de la planète par l’Amérique latine ou le Tibet.

D’un autre côté, l’émergence des systèmes théocratiques en particulier, et de la pensée théologique en général, n’ont jamais eu vocation à défendre l’égalité entre hommes et femmes. Et de ce point de vue, l’islam n’a pas le monopole du discours patriarcal, même s’il le tient, dans sa version intégriste, comme tous les autres monothéismes, avec une radicalité spécifique. Là se trouve précisément une autre contradiction interne de l’universel : celle de la pensée monothéiste. Affirmer l’existence d’un seul Dieu, de la pensée juive à la pensée musulmane, en passant par la pensée chrétienne, conduit d’une certaine manière à universaliser des croyances jusque là multiples. Mais ce recentrement sur l’universel a un double corrélat : d’une part il est indissociable du concept même d’intolérance, qui lui est consubstantiel. Pas un seul monothéisme, occupant le terrain du pouvoir, n’admet la possibilité des autres sans discrimination. Pour ce qui est du pouvoir chrétien, l’Inquisition n’en a été que l’incarnation la plus terrorisante, et elle s’est faite précisément au nom de l’universel, récusant la possibilité de l’ « hérésie » comme celle d’une contamination de la doctrine pure, même si celle-ci était bien postérieure à sa propre fondation religieuse. La fondation d’une doctrine de l’universel n’a donc cessé d’être un terrain de conflits, précisément parce qu’aucun facteur empirique ne permettait d’en trancher la décision ; mais qu’en revanche, cette décision était bel et bien un lieu de pouvoir politique.

5. Le féminin comme genre mineur

Mais le second corrélat de ce recentrement sur l’universel est la définition non pas asexuée, mais masculine, du Dieu monothéiste. Cet être supposé être omniscient, omniprésent et omnipotent a bien pourtant un genre. Et même, dans la doctrine chrétienne, ce genre lui ouvre la possibilité de procréer, avec une femme supposée cependant rester vierge. En tout cas pour les catholiques et les orthodoxes, la théologie protestante ayant interprété autrement le devenir sexuel de ce personnage.
Or ce genre divin est évidemment porteur d’une hiérarchie des genres humains. Et le dieu masculin sera indéfiniment la figure tutélaire dont la femme est la servante, comme le montreront en particulier les épîtres de Paul, l’assignant à son impureté. Si, dans la langue française par exemple, le masculin est neutre, et si le mot pour désigner tout représentant de l’espèce humaine est l’homme, ça ne peut évidemment pas être sans incidence sur les représentations et les comportements.

La honte du corps biologique et reproductif est une honte du corps féminin, des règles et de l’accouchement considérés comme impurs, du désir frappé d’interdit. Et elles justifieront, comme le montrera l’anthropologue Colette Guillaumin, le viol, en tant que punition de l’impureté biologique : un mépris pour le désir, nié chez la femme et considéré comme fauteur de violence chez l’homme.
Que ce qui crée de la différence puisse devenir un facteur de soumission, c’est là le rôle de ce marquage biologique sur les catégories institutionnelles. Et pour que le rapport entre des différences puisse devenir un rapport dominant / dominé, il faudra que la différence soit investie d’une relation majorité / minorité :

Il y a une conduite identique envers les femmes, les juifs, les nègres … et il y a une réponse identique de ces derniers à l’attitude majoritaire.
Tous ont en commun leur forme de rapport à la majorité, l’oppression. Oppression économique d’abord, oppression légale (ou coutumière) ensuite. (… ) Ces groupes se définissent par leur état de dépendance au groupe majoritaire. Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité : être moins .

En utilisant le terme de minorité, Colette Guillaumin met le doigt sur l’enjeu essentiel de la biologisation des différences : elle produit un rapport d’infériorité pensé non seulement comme une dépendance, mais comme un inachèvement. Le différent est celui qui n’accède pas à la majorité, c'est-à-dire à la maturité. Celui à qui son potentiel génétique ne permet pas de mûrir et de devenir adulte : celui qui demeurera soumis parce que nécessairement infantilisé par l’autre.
En jouant du double sens des mots, on fait muter une minorité quantitative en minorité qualitative, ce qui permet de la maintenir en état d’infériorité même si elle devient (ou se trouve être originellement) majoritaire.
Ce processus est à l’œuvre dans le phénomène de la colonisation : le bon noir, le gentil asiatique. Mais aussi la façon de représenter les ex-colonies par le sourire de leurs enfants, ou les peuples des pays du Sud par la souffrance de leurs bébés.
Mais on le retrouve, bien sûr, dans le thème de la femme-enfant, de la Lolita, dans les figures frêles et efflanquées des magazines de mode comme dans l’archétype romantique de la jeune femme tuberculeuse : la fragilité comme facteur de séduction vient en appui de la minorité comme facteur de soumission.

6. La mutilation de l’imaginaire par la représentation raciste

Mais en définissant le « majoritaire » comme producteur de normes, Colette Guillaumin montre aussi, à la suite des travaux de Frantz Fanon sur la question coloniale, comment cette norme elle-même ne produit pas seulement un clivage entre des groupes sociaux, ni même un clivage au sein de ces groupes, mais un clivage au sein même des sujets : le rapport de domination se double d’un processus de désidentification, qui contribue à son efficacité :

Il existe du côté minoritaire suffisamment de travaux qui montrent justement l’extrême difficulté où se trouvent les minoritaires pour se définir eux-mêmes. Ils ont à jouer sur deux registres : le moi que le majoritaire leur signifie qu’ils sont ; le moi qu’ils se sentent être et dont ils sont séparés par l’impératif majoritaire. Si les minoritaires sont ainsi divisés contre eux-mêmes, c’est en fait parce que le médiateur imaginaire de la définition de soi-même leur est hétérogène .

Ce que montre Colette Guillaumin à travers le processus de colonisation, c’est que le concept même de minorité, en aliénant la représentation de soi, inhibe la possibilité même de produire un imaginaire collectif : l’homogénéisation, à la fois requise et rendue impossible par la conscience des différences, génère une identité clivée, morcelée, et de ce fait même radicalement dépendante. Il n’y a pas de possibilité, pour l’individuel et pour le collectif, de se nourrir l’un de l’autre, parce que leur hétérogénéité, en inhibant le processus d’individuation, mutile l’imaginaire collectif.

Cette mutilation de l’imaginaire par la représentation raciste peut s’appliquer identiquement à la représentation sexiste. Et l’apport de Colette Guillaumin dans cet ouvrage est d’avoir très vite établi ce parallèle. D’avoir saisi l’analogie qui construit l’idéologie raciste comme une matrice des autres formes de domination. Et, en quelque sorte, une grille interprétative qui permet de penser la construction de l’imaginaire social comme portée par une représentation du biologique. Celle-ci, nourrie d’une intention originellement politique, métamorphose les éléments factuels donnés dans la nature en une herméneutique de la domination culturelle.
Ce que montre la pensée féministe, c’est que la pensée rationnelle ne peut s’exercer pleinement qu’aux conditions d’une multipolarité de ses sujets. Et si cette multipolarité s’applique au genre, elle ne doit pas moins s’appliquer à l’origine géographique ou « ethnique », si elle prétend viser l’universel. En ce sens, le Black feminism qui fait l’objet d’un ouvrage collectif paru en 2008 sous la direction d’Elsa Dorlin engage cette multipolarité du regard scientifique qui est la condition première de sa rationalité.

Nell Painter, historienne et responsable des études afro-américaines à l’Université de Princeton, publie en 2010 The History of White People, une « histoire de la race blanche » comme fantasme conceptuel, inversant le regard porté sur « les Noirs ». Elle dit dans un entretien publié dans le n°74 de la revue Chimères consacré au Biopolitique :

On me dit spécialiste des Afro-américains, mais ça n'est pas le tout de mon travail. Très souvent, des Noirs m'approchent après avoir vu seulement le titre de mon dernier livre, en disant : "Enfin, on a changé d'optique !"
Il faudrait un siècle pour que les Noirs trouvent eux-mêmes les concepts pour pouvoir dire des faits scientifiques sur la vie noire, parce que, quand s'est créé le regard scientifique du XIXème siècle, c'étaient les Blancs qui étaient experts sur n'importe quoi, Noirs inclus.
Dans les années trente, quelques Noirs ont gagné le pouvoir de dire quelque chose sur les Noirs, mais jamais sur autre chose. Et l'autorité intellectuelle a longtemps résidé hors de portée des Noirs. Une partie des stéréotypes sur les Noirs stipule que nous sommes stupides. On est "authentiques", mais on manque d'autorité intellectuelle. Et accéder à l'autorité a été un très long travail. Pour certains, dans mon audience, ce livre est une prise d'autorité. Mais il y a des gens qui n'entendent pas ce que je dis : il voient d'abord quelqu'un dans un corps noir, et qui parle avec autorité … et ça les renverse !

On voit à l’œuvre ici ces multiples configurations par lesquelles l’autorité scientifique peine à se défaire des présupposés de genre ou de « race » qui sont le ferment même de sa non-scientificité. Ou ce qui, précisément, dissocie la scientificité de son rapport à l’autorité.
En ce sens, un aspect important est lié à la question de l’homosexualité. L’homosexualité, parce qu’elle interroge un non-pensé de la norme hétérosexuelle masculine, participe à l’évidence de cette multipolarité du sujet scientifique qui fonde une authentique rationalité. Ce n’est pas seulement le féminin qui permet d’affirmer une distance au monopole de la pensée masculine, ou le « non-blanc » qui permet d’affirmer une distance au monopole occientalo-centriste. C’est aussi l’orientation sexuelle qui permet d’affirmer une distance au monopole de la norme hétéro et de ses présupposés de caste, comme la pluralité des origines sociales des chercheurs pourrait seule permettre de mettre au jour l’inaperçu des présupposés de classe qui participent à occulter la possibilité d’un universel.

7. La discrimination bienveillante

Ainsi, dans les pensées monothéistes, l’universalisation de l’objet d’adoration véhicule-t-elle une discrimination au sein des sujets adorateurs : peuple élu dans la religion juive, ou discrimination de genre dans l’ensemble des monothéismes. Et l’homogénéisation du panthéon sera le premier vecteur des persécutions, si l’on se souvient qu’à la fin de l’Empire romain, les persécutions contre le premiers chrétiens ne portait pas sur le Dieu qu’ils adoraient, mais sur leur refus de rendre par ailleurs un culte à l’Empereur. Alors que les persécutions infligées par les chrétiens, à partir d’Augustin au IVème siècle, en particulier contre les Manichéens que ses discours désignent au lynchage, porteront systématiquement sur l’interdit de reconnaître toute autre puissance que celle de Dieu.
On n’insistera pas sur les épisodes bien connus de la Controverse de Valladolid, où se pose, à la suite de la conquête espagnole au XVIème siècle, la question de l’humanité des Indiens. Le Jésuite Las Casas, plus dégoûté par la violence de ses compatriotes que soucieux d’expertise théologique, y affronte l’Inquisiteur Sepulveda. L’enjeu n’y est que celui du droit de torturer et de tuer impunément. Et le discours de Sepulveda présente bien peu de variantes par rapport à ceux que, quatre siècles plus tard, Frantz Fanon dénoncera dans les traités de psychiatrie en usage dans les colonies françaises.
Il ne s’agit jamais que de légitimer la violence, et pour cela, d’exclure de l’humanité au sens propre un certain nombre de sujets qu’il est nécessaire économiquement de soumettre. La pratique de l’esclavage n’a pas d’autre justification possible que celle-là : celle de la stigmatisation de ce que le philosophe Grégoire Chamaillou appelle « les corps vils ». Ou, comme l’écrit Fanon :

L’entreprise de déculturation se trouve être le négatif d’un plus gigantesque travail d’asservissement économique, voire biologique. L doctrine de la hiérarchie culturelle n’est donc qu’une modalité de la hiérarchisation systématisée poursuivie de façon implacable. La théorie moderne de l’absence d’intégration corticale des peiples coloniaux en est le versant anatomo-physiologique.

Mais une autre forme du respect des Droits de l'Homme attire l’attention de Fanon. Et il l’analyse dans un article paru en 1957 dans El Moudjahid intitulé « L’Algérie face aux tortionnaires français » :

Lorsque les intellectuels français reprennent en chœur « qu’il y a actuellement en Algérie une vaste entreprise de déshumanisation de la jeunesse française, », ou déplorent que les appelés français « y apprennent le fascisme », il faut savoir que seules les conséquences morales de ces crimes sur l’âme des Français intéressent ces humanistes. La gravité des tortures et des « corvées de bois », l’horreur des viols de fillettes algériennes sont perçues parce que leur existence menace une certaine idée de l’honneur français.

Et elle nous renvoie à la violente critique, produite par Neil Painter, de la philosophie d’Emerson, pourtant opposé à l’eclavage, dans les USA du XIXème siècle :

Pour Emerson, l'esclavage est un crime contre la civilisation, c’est-à- dire, contre la civilisation des hommes blancs. Emerson ne s'intéressait guere aux Noirs : pour lui, les classes laborieuses (noires en particulier) font partie de ce qu'il appelle "le guano". Il écrit dans son Journal en 1851 :

The absence of moral feeling in the whiteman is the very calamity I deplore. (…) The captivity of a thousand negroes is nothing to me.

L'esclavage est un crime, un délit, quelque chose de très mauvais de la part des Blancs. Jefferson aussi était contre l'esclavage dans cet esprit : parce qu'il nourrit le caractère des Blancs propriétaires d'esclaves (ce qu'il était du reste lui-même). Mais peu importe le sort des Noirs : ce sont des travailleurs de nature. Dans un autre texte, Emerson dit que la race noire est une race d'esclaves. Pour lui, il vaut mieux tout simplement rendre les Noirs invisibles (les faire disparaître de la vue), mais leur sort ne l'intéresse pas beaucoup. Le point important est de libérer les Blancs de l'esclavage comme culpabilité.

On voit clairement ici comment la question morale est elle-même pervertie, dans son intention universalisante, par l’occidentalocentrisme dont elle est vectrice. Emerson, disciple de Kant, lui-même issu des Lumières, inverse ici pourtant la proposition kantienne d’un sujet qui, dans son intention morale, vise l’universel en l’homme. En montrant que seul le Blanc est susceptible, au sens propre, d’une intention, dont l’autre, le Noir, ne peut être que l’objet.

8. La question des migrations : problématique contemporaine de l’universel

C’est à restaurer un sens profondément et authentiquement politique de l’idée d’universel qu’il faudra donc désormais s’atteler. Et l’un des objets contemporains en sera précisément la question des migrations, pour laquelle se pose, à nouveaux frais dans le monde des globalisations actuelles, la problématique ancestrale des chasses à l’homme et des formes de discrimination qu’elle suppose.

Un travail récemment publié avec la collaboration du photographe Philippe Bazin, Le Milieu de nulle part, tente d’en appuyer la volonté sur un travail de terrain. L’ouvrage a pris naissance dans l'été 2008 en Pologne, et s'est élaboré à partir des entretiens effectués auprès de 104 personnes réfugiées, en majorité tchétchènes, dans 16 centres d'hébergement ouverts et 2 centres de rétention fermés ; et auprès de 35 responsables polonais d'ONG, d'OIG et des organismes administratifs polonais en charge des réfugiés. Il met en interaction un travail photographique fait dans ces lieux d'hébergement et de rétention, et un travail philosophique élaboré à partir des entretiens avec les personnes qui y vivent. Les photographies ne montrent pas les personnes, le texte ne présente pas les lieux. Mais la parole des personnes est marquée par les lieux de leur assignation, comme les lieux, vides sur les images, sont marqués par la présence des gens. Et c'est de cette co-présence, ou de ce que le sociologue Abdelmalek Sayad aurait appelé une "double absence", que ce travail est tissé.

Car ce milieu de nulle part engage aussi ce qu'on peut appeler un régime de désesthétisation : empêcher des sujets d'habiter, ce n'est pas seulement les empêcher d'assurer leur survie physique, mais aussi leur interdire de se représenter à eux-mêmes, d'avoir part à l'espace commun qui permet de s'identifier comme humain, ce que montrait Hannah Arendt, dans son esai sur l'impérialisme, à propos des sans-droit.
Les sollicitations à la parole, effectuées dans les centres de réfugiés en Pologne, mettent alors en évidence les différents niveaux de ce régime de duplicité, inscrivant le biopolitique non pas seulement dans la perspective classiquement foucaldienne d'un régime de contrôle, mais dans les contradictions internes d'un contrôle accru et d'une dérégulation. Sans cesse, les migrants sont confrontés à cette duplicité juridique et politique qui fait de la "régulation des flux" une pure et simple amorce de la disparition des personnes. Les régimes de duplicité contemporains, en usant du double langage juridique pour euphémiser la réalité de la violence, sont donc au fondement d'une véritable perversion du politique. Et cette duplicité mondialisée s'avère, pour les migrants, véritablement terrorisante : livrant les sujets au double langage de l'abandon et de la protection, elle laisse en suspens au-dessus d'eux une menace, implicite et au sens propre affolante, d'extermination.


Les Droits de l'Homme, dans leur origine, ont fondé un véritable possible politique : celui qui permettait d’affronter un système issu du féodalisme et de la discrimination sociale, pour lui substituer la revendication d’un principe de justice. Mais ce possible, dés son origine, s’est affronté à la violence des pouvoirs qu’il avait contestés : il s’est heurté à al volonté de faire de l’universel un impossible politique.
De l'impossible politique à la réaction, il y a le pas que la théorie de Joseph de Maistre franchissait d'un bond, lorsqu'à la suite des Réflexions sur la révolution française d'Edmund Burke parues en 1790, il écrivait en 1796 les Considérations sur la France. On y lit l'un des argumentaires emblématiques de la contre-révolution : celui qui, pour légitimer les hiérarchies aristocratiques, attaque le concept même de Droits de l'Homme au nom de son abstraction :

Or, il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu'on peut être Persan: mais quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu.

C’est de nouveau Frantz Fanon, issu de la colonisation antillaise, et impliqué dans les combats de l’indépendance algérienne, qui lui donne ici la meilleure réponse :

Si tu ne réclames pas l’homme qui est en face de toi, comment veux-tu que je suppose que tu réclames l’homme qui est en toi ? Si tu ne veux pas l’homme qui est en face de toi, comment croirai-je à l’homme qui est peut-être en toi ? Si tu n’exiges pas l’homme, si tu ne sacrifies pas l’homme qui est en toi pour que l’homme sur cette terre soit plus qu’un corps, plus qu’un Mohammed, par quel tour de passe-passe faudra-t-il que j’acquière la certitude que, toi aussi, tu es digne de mon amour ?

C’est sans doute à cette condition qu’on peut penser ce qu’on appelle un droit naturel : celui qui doit non pas suivre, mais construire, par la reconnaissance spécifique d’une nature humaine enfin respectable, la possibilité authentique d’un universel.

© Christiane Vollaire